Quelle approche d’investissement durable avec la Russie?

Antoine Mach, Covalence SA

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Alors que les désinvestissements se multiplient, certaines voix questionnent l’efficacité des sanctions et privilégient l’engagement avec la société civile.

En réaction à l’invasion de l’Ukraine, la plupart des gouvernements occidentaux ont adopté des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Dans la foulée, un grand nombre d’entreprises, d’investisseurs institutionnels et de gestionnaires d’actifs ont opté pour le boycott: fermeture d’usines et de commerces, interruption des achats de produits russes, désinvestissements.

Aujourd’hui, un tiers des actifs gérés professionnellement dans le monde prennent en compte les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Naturellement, la situation ukrainienne est aussi considérée sous le prisme ESG. Pour une entreprise, et pour un investisseur, quel est le bon comportement à adopter en termes de responsabilité sociale, de développement durable, d’impact social et environnemental?

L’exclusion et l’engagement figurent parmi les approches d’investissement durable les plus pratiquées, et elles sont souvent opposées, ainsi dans le débat sur les énergies fossiles. Dans le premier cas, on vend ses positions, en espérant que de nombreux autres investisseurs feront de même, et que pour les entreprises ciblées les possibilités de financement se réduiront. Dans le second cas, on reste investi afin de les influencer de l’intérieur, de façon individuelle ou, de plus en plus, à travers des coalitions d’actionnaires.  

Avec la Russie, la tendance est à l’exclusion. Pour un professionnel interrogé par Responsible Investor: «Les investisseurs doivent désinvestir de Russie, sinon ils sont complices du pouvoir en place. Et s’ils pensent que l’engagement peut amener des résultats dans cette situation, ils sont soit naïfs, soit malhonnêtes.»1 Selon le directeur exécutif de Mirova, Philippe Zaouati: «Les gérants de fonds ESG doivent rester dans les démocraties et éviter les autocraties.»2 

D’autres investisseurs s’éloignent de l’exclusion systématique et tablent aussi sur l’engagement. Ainsi, pour Rachel Robasciotti, fondatrice de Adasina Social Capital à San Francisco, qui gère un ETF focalisé sur les questions de justice sociale: «à moins qu'une entreprise ne soit clairement l'instrument d'un régime despotique, il est important de faire la différence entre les entreprises et les pays dans lesquels elles opèrent. Nous ne punissons pas les entreprises pour les actions du pays où elles ont leur siège.»3 Le témoignage de Lorraine Artur de La Villarmois, spécialiste de l’investissement à impact: «J'étais au Myanmar lorsque le coup d'État a eu lieu et je peux vous dire que nous avons fait de notre mieux pour soutenir notre portefeuille investi au profit de la population civile.»4

Alors que l’économie russe est en voie de récession, Claude-France Arnould, ancienne ambassadrice et directrice de l’Agence européenne de défense, questionne l’efficacité des sanctions: «la plupart des études montrent que les Etats visés, notamment l’Iran et la Russie, se sont adaptés et ont accru la résistance et la diversification de leur économie; l’appauvrissement des populations et les difficultés quotidiennes, incontestables, n’ont pas pour autant ébranlé les gouvernements, mais favorisé la corruption et poussé à plus d’autoritarisme à l’intérieur et de diversions belliqueuses à l’extérieur.»5

Pour Erica Moret, chercheuse au Graduate Institute et coordinatrice du Geneva International Sanctions Network, «les sanctions ne peuvent être réellement efficaces qu’accompagnées de tout une série d’autres actions, comme la diplomatie, la médiation, la dissuasion militaire, le recours à des tribunaux…»6 Et l’on pourrait ajouter le soft power et l’engagement des entreprises et des investisseurs socialement responsables.

Hendrik du Toit a fondé et dirige Ninety One, société de gestion anglo-sud-africaine. «J'ai grandi en Afrique du Sud où les plus grands bénéficiaires des sanctions étaient ceux qui achetaient des entreprises qui étaient bradées par ceux qui sortaient et s’en lavaient les mains, au lieu d'être là, d’aider, d’influencer, etc.»7 Cela rejoint des propos entendus il y a une dizaine d’années de la bouche de Peter Brabeck, alors Président de Nestlé, une entreprise qui est restée en Afrique du Sud durant l’apartheid, alors sous sanctions économiques de l’ONU. «Nelson Mandela m’a dit: politiquement, vous aviez tort, mais vous avez fait la bonne chose.» La bonne chose, c’est-à-dire? Offrir des emplois à des Sud-Africains noirs, faire travailler des sous-traitants et des fournisseurs, contribuer au développement économique du pays, ce qui, in fine, a aussi favorisé sa démocratisation.

Lukoil, entreprise pétrolière russe privée, a publiquement appelé à la paix en Ukraine, se distançant ainsi de la position du gouvernement.8 Quelle approche d’investissement durable devrait-on adopter dans cette situation? Exclure Lukoil du fait de sa nationalité et de son secteur d’activité? Investir et s’engager avec l’entreprise pour soutenir son discours pacifiste et ses efforts de décarbonation? La guerre en Ukraine alimente doublement le débat entre exclusion et engagement.

 

1 https://www.responsible-investor.com/asset-owners-to-ditch-e5-2bn-of-russia-holdings/
2 https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-03-08/esg-funds-had-8-3-billion-in-russia-assets-right-before-the-war
3 https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-03-06/esg-finds-itself-at-crossroads-after-investing-in-putin-s-russia?
4 https://www.linkedin.com/posts/followalisont_the-list-of-foreign-companies-pulling-out-activity-6904749546094624768-dmkn
5 Un effet boomerang, Claude-France Arnould, Le Monde, 13-14 février 2022
6 https://www.letemps.ch/monde/sanctions-fonctionnent-bien-contre-un-autoritaire
7 https://citywire.ch/news/ceos-divided-over-russia-esg-positioning/a2381835?
8 https://www.telegraph.co.uk/business/2022/03/03/russias-lukoil-breaks-ranks-telling-putin-end-war-ukraine/
 

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