Désamorcer la bombe à retardement des stablecoins

Yanis Varoufakis, Université d'Athènes

3 minutes de lecture

En utilisant la même technologie blockchain que les émetteurs de stablecoins, la Fed pourrait garantir la totale confidentialité de chaque paiement.

 

«Le problème avec les socialistes, c’est qu’ils finissent toujours par manquer de l’argent des autres», plaisantait Margaret Thatcher. Mais que se passe-t-il lorsque ce sont les banquiers qui commencent à manquer de l’argent des citoyens, comme cela pourrait bientôt être le cas? Soit nous nous retrouvons confrontés à un nouvel effondrement financier catastrophique, soit nous innovons pour servir l’intérêt public d’une manière que Thatcher aurait qualifiée de socialiste.

Avant de proposer une réponse innovante au bourbier financier qui s’annonce, nous devons comprendre la transformation monétaire qui s’opère actuellement avec la montée en puissance des stablecoins. Contrairement au Bitcoin et aux autres cryptomonnaies, qui ne sont rattachés à rien de tangible, et qui fluctuent tels un yoyo, les stablecoins sont émis par des sociétés privées qui promettent que leur jeton suivra fidèlement la valeur du dollar américain.

Il n’est pas surprenant que les citoyens ordinaires, et pas seulement les criminels, souhaitent utiliser les stablecoins: ces jetons permettent d’envoyer de l’argent, en particulier à l’étranger, à moindre coût, plus rapidement, sans risque de sanctions américaines, et de manière plus fiable qu’en utilisant les systèmes de messagerie interbancaire parfois défaillants tels que SWIFT.

Il est encore moins étonnant que les acteurs financiers cherchent à nous proposer leur propre stablecoin: en transférant sur leur propre blockchain le trading d’actions, d’obligations, de produits dérivés et d’autres titres, ils peuvent rendre les échanges beaucoup plus rapides et fiables. Par ailleurs, si leur stablecoin devient dominant, ces acteurs posséderont non seulement le marché, mais également la monnaie dans laquelle les opérations seront effectuées, avec en perspective des profits astronomiques.

Le problème, c’est que les stablecoins sont en train de préparer le terrain du prochain effondrement financier. Pour commencer, leurs émetteurs ont intérêt à créer une quantité de jetons supérieure à la quantité de dollars qu’ils détiennent en réserve à des fins de garantie. Or, ces émetteurs de stablecoins conservant une part importante de leurs réserves de dollars au sein des banques, une ruée vers les banques provoquerait une ruée vers les stablecoins (une course aux demandes de conversion des stablecoins en dollars réels), ce qui entraînerait par la suite une cascade de demandes de retrait aux guichets des banques.

Par ailleurs, une boucle infernale relie les stablecoins, les actions et les obligations: une fois le trading financier transféré sur des blockchains «lubrifiées» par un stablecoin, une ruée vers ce stablecoin menacerait le marché boursier ainsi qu’un marché des bons du Trésor qui représente 29 000 milliards $. Intervient également une fragilité mondiale liée aux stablecoins garantis en dollars et émis en dehors des États-Unis par des sociétés au secours desquelles les autorités américaines ne viendraient probablement pas si ces entreprises le demandaient.

À quel point ce passage d’un système monétaire conventionnel à une véritable jungle des stablecoins privés revêt-il de l’importance? Le 17 juin, le Sénat américain a adopté le «GENIUS Act», dont le principal objectif consiste à légitimer et favoriser l’adoption des stablecoins. En substance, l’administration du président Donald Trump privatise ainsi le système du dollar pour des raisons géopolitiques, idéologiques, mais également par intérêt. Selon les prévisions du Trésor américain, des «dépôts transactionnels (comptes non rémunérés) au sein de banques commerciales» aux États-Unis pour un total de 6600 milliards $ (l’équivalent de 660% du budget annuel de la défense des États-Unis) migreront vers les stablecoins sous l’impulsion du GENIUS Act. On peut parler de gigantesque bombe à retardement posée au niveau des fondations de nos économies.

Quelle est alors l’alternative? Imaginez que les citoyens américains puissent télécharger un portefeuille numérique émis par la Réserve fédérale, à partir de n’importe quelle boutique d’applications, et qu’ils puissent ensuite demander à leur employeur de verser leur salaire sur ce portefeuille, voire d’y transférer de l’argent depuis leur compte bancaire classique afin de profiter des taux d’intérêt à un jour de la Fed, ainsi que pour bénéficier de la gratuité des transactions.

En utilisant la même technologie blockchain que les émetteurs de stablecoins, la Fed pourrait garantir la totale confidentialité de chaque paiement ou transfert, tout en permettant à tous de visualiser la quantité cumulée d’argent en circulation dans le système, empêchant ainsi les autorités de créer de l’argent frais à l’insu des citoyens.

Ce serait la mère de tous les stablecoins, sans aucun de leurs inconvénients. Rapidité, efficacité et confidentialité s’accompagneraient d’un taux d’intérêt plus élevé sur les dépôts (par rapport à celui des banques commerciales), ainsi que d’une confiance totale dans l’adossement par la Fed de 100% de vos jetons numériques au dollar américain, sans les risques moraux ni les spirales négatives qui caractérisent les stablecoins privés. Ce système public présenterait l’avantage supplémentaire de rendre possible un fonds fiduciaire pour tous.

N’oublions pas que, dans l’actuel système bancaire de réserve fractionnaire, les banques commerciales créent beaucoup plus de dollars que ceux qu’elles reçoivent en dépôt (c’est ce que l’on appelle le multiplicateur monétaire). À l’inverse, si le Trésor américain ne se trompe pas lorsqu’il annonce que 6 600 milliards $ de dépôts s’apprêtent à migrer des banques américaines vers les stablecoins, l’offre globale de dollars est sur le point de diminuer considérablement. Cela conduira la Fed à élever substantiellement les taux d'intérêt afin de permettre aux banques d’en faire de même pour endiguer cette migration et cette chute de la masse monétaire – un résultat désastreux pour l’économie réelle.

Si cette migration massive de dépôts bancaires avait en revanche lieu en direction de portefeuilles émis par la Fed, celle-ci ne serait pas contrainte d’augmenter les taux d'intérêt. Il lui suffirait de calculer la baisse de la masse monétaire, et de créditer sur le portefeuille de chaque citoyen le montant nécessaire pour la maintenir à un niveau stable. Au fond, sans que l’État n’ait à prélever de nouvel impôt, ni à emprunter le moindre centime, la Fed mettrait à disposition de tous un fonds fiduciaire substantiel dans le cadre de ce nouveau réseau crypto public, qui fonctionnerait comme un véritable bien commun monétaire inédit.

Les banquiers détesteraient sans aucun doute cette idée. Ils seraient privés de leur monopole sur les paiements ainsi que sur l’épargne, et les portefeuilles émis par la Fed les contraindraient à jouer le rôle – comme cela devrait être le cas – d’intermédiaires financiers tout simplement chargés de transformer l’épargne de Pierre en prêt pour Paul.

Les marchés financiers devraient alors également utiliser le nouveau dollar tokenisé de la Fed pour leurs transactions, mais sans les rentes exorbitantes qu’ils auraient perçues s’ils avaient été autorisés à privatiser le dollar tokenisé. Ainsi, banquiers et acteurs financiers seraient pour une fois tenus de nous proposer leurs services dans des conditions nous permettant de leur dire éventuellement non.

Ce nouveau bien commun monétaire, notamment à travers la disponibilité d’un important fonds fiduciaire pour tous, nous conférerait une liberté sans précédent vis-à-vis des banques et des acteurs financiers. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous n’en entendrez jamais parler de la part des partis politiques dont les financements de campagne dépendent de ces banquiers et financiers.

 

Copyright: Project Syndicate, 2025.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...