Avancer entre bluff, illusion et abstention

Antoine Mach, Covalence SA

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Greenwashing et finance – Partie 4: la diversité des approches d’investissement durable requiert transparence, formation et profilage des clients.

Depuis la création des Principes pour l’Investissement Responsable (PRI) en 2006, la notion de finance durable a été adoptée par une frange importante des investisseurs institutionnels et des gérants d’actifs. Les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) sont devenus monnaie courante. Mais aujourd’hui, leur impact sur l’économie réelle, leur capacité à rediriger les flux de capitaux vers des activités durables, sont mis en question. Le soupçon de greenwashing est omniprésent.

Certains universitaires et professionnels repentis en viennent à rejeter en bloc les approches d’investissement s’appuyant sur l’analyse ESG, les décrivant comme un «dangereux placebo» (Tariq Fancy), une activité qui «crée plus de mal que de bien» (Aswath Damodaran), une «illusion verte» (Julien Lefournier) donnant «bonne conscience» (Charles Wyplosz) mais peu d’effets concrets. Dans cette perspective, seule l’action des gouvernements serait capable d’amener les changements dont le monde a besoin, par exemple face à l’urgence climatique. 

La finance durable est aujourd’hui chahutée entre plébiscite commercial, pressions réglementaires et remises en question existentielles.

Or, en démocratie, il est difficile de trouver des majorités conduisant à l’adoption de mesures fortes sur le plan social ou environnemental. Le rejet de la loi sur le CO2 et de l’initiative pour des multinationales responsables, en Suisse, et les résultats mitigés de la récente COP26, au plan international, illustrent cette difficulté. Dès lors, la conviction qu’il faut associer le secteur privé à la gouvernance mondiale demeure largement partagée. 

La finance durable, domaine constitué d’une pluralité d’approches (voir le précédent article de cette série1), est aujourd’hui chahutée entre plébiscite commercial, pressions réglementaires et remises en question existentielles. Dans ce contexte, il n’est pas facile pour les professionnels de s’y retrouver, comme pour leurs clients, même si les uns et les autres font généralement preuve de bonne volonté. Alors, l’écoblanchiment, reflet de malentendus plutôt que tromperie délibérée? C’est l’hypothèse défendue par Sabine Doebeli, CEO de Swiss Sustainable Finance: «Dans de nombreux cas, le greenwashing n’est pas un acte volontaire, c’est plutôt dû à un manque de clarté, de standards.2» Cette appréciation rejoint le concept de greenwishing forgé par Duncan Austin3, l’idée de vœu pieux, de pensée désidérative: on a envie de penser qu’un produit est durable.

A la crainte du reproche de greenwashing s’ajoute la volonté de ne pas tomber dans l’illusion verte (greenwishing). Difficile, dans ces conditions, de communiquer? Les entreprises peuvent taire leurs histoires de durabilité pour éviter ce type de critiques: c’est le «green muting»4. En Suisse, où l’on cultive les valeurs de pragmatisme, de prudence et de discrétion, cette posture silencieuse est tentante. En témoignent plusieurs discussions informelles avec des banquiers et des représentants de caisses de pension.

Comment éviter le triple écueil de l’écoblanchiment, de l’éco-illusion et de l’éco-abstention? Dans son rapport de durabilité 2009, la Banque Cantonale Vaudoise promettait de «ne pas succomber à la tentation du greenwashing»5. Qu’en est-il en 2021? Le regard d’Angélique Chatton, responsable de la durabilité à la BCV: «Aujourd’hui, les entreprises utilisent l’espace médiatique pour parler de durabilité, ce qui en soi est positif. Il y a cependant un risque de trop en faire et de décevoir le public. A la BCV, nous ne voulons pas survendre. Nous voulons rester dans le factuel et mettons en œuvre des mesures concrètes. Nous devons être précis dans la manière de présenter les différentes stratégies d’investissement durable, et aider la clientèle à comprendre ces différences, par exemple entre l’intégration ESG et l’investissement thématique durable, ou entre les exclusions et l’engagement actionnarial. Le domaine de la finance durable n’échappe pas à une certaine complexité, qui est le reflet de celle de notre économie et du système financier. La maîtriser est clé pour répondre de manière adéquate aux valeurs et aux préférences des investisseurs.»

«Nous visons à intégrer les considérations ESG et d’impact dans la classification des clients au-delà des facteurs traditionnels de risque/rendement.»

Comment voit-on les choses au sein du groupe Pictet? Réponse avec Marie-Laure Schaufelberger, Head of Group ESG & Stewardship: «Il importe que les professionnels de la finance soient formés sur les différentes approches et solutions d’investissement durable, à tous les échelons hiérarchiques, et que cette connaissance soit partagée avec leurs clients. Le profilage des clients est primordial également, d’autant plus avec l’arrivée des réglementations définies pour réduire le greenwashing et améliorer la transparence des produits. Nous visons à intégrer les considérations ESG et d’impact dans la classification des clients au-delà des facteurs traditionnels de risque/rendement. Nous devons comprendre leurs préférences et leurs objectifs, qui peuvent être d’éviter d’investir dans des activités contraires à leurs valeurs, de promouvoir les sociétés gérant correctement les facteurs sociaux et environnementaux, ou encore de canaliser leur capital vers des entreprises actives dans des secteurs durables ou visant un impact positif.»

Après des débuts tâtonnants, le mouvement pour une finance durable a pris racine depuis la création des PRI pour aujourd’hui travailler en profondeur les pratiques financières conventionnelles. Ce succès amène naturellement des critiques, des marques de rejet et des remises en question. Il oblige aussi à forger des solutions, parmi lesquelles: réglementations et standards pour améliorer la transparence des produits, formation des investisseurs et de leurs conseillers6, profilage élargi des clients. Le travail continue.

 

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