Plein-emploi, mode d’emploi

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

4 minutes de lecture

La situation de l’emploi ne peut plus servir d’argument pour différer longtemps la première hausse des taux. Le point en dix approches possibles.

Si la Fed suivait une pure stratégie de ciblage de l’inflation, sa fonction de réaction l’aurait logiquement conduite à durcir sa politique. Mais outre l’objectif de «stabilité des prix», la Fed vise aussi un «emploi maximal». L’économie américaine est-elle au plein-emploi, et si c’est non, en est-elle éloignée? Selon la réponse à cette question, le calendrier des hausses de taux peut être différemment apprécié. Hélas, il n’y a pas de définition unique et invariante du plein-emploi. Dix approches sont possibles pour le mesurer. Dans quelques cas, la case est déjà cochée. D’autres suivront en 2022. 

Première approche: quand les postes à pourvoir sont plus nombreux que les chômeurs

Les problèmes d’appariement de la main d’œuvre aux besoins des entreprises ne sont pas nés avec la pandémie, mais il est certain que les difficultés de recrutement se sont trouvées accrues du fait de la crise. Cela posé, quand le nombre de postes vacants dépasse celui des chômeurs, il y a là un signe indéniable de tensions sur le marché du travail. Aux Etats-Unis, ce seuil a été franchi vers la mi-2021. Le nombre de postes vacants dépasse désormais 10 millions et celui des chômeurs est tombé autour des 7 millions.

Deuxième approche: quand le chômage est si bas qu’il cause l’accélération des prix

La relation entre chômage et inflation est un des champs les plus débattus de l’analyse économique. Jusqu’aux années 1970, il était admis qu’on pouvait arbitrer entre les deux variables. L’échec de cette approche a popularisé l’idée qu’il existait un taux de chômage n’entraînant pas une accélération de l’inflation (NAIRU) et que ce taux représentait le plein-emploi. 

A observer l’inflation, le plein-emploi serait non seulement atteint mais même dépassé.

Avant la crise de financière de 2008, ce taux était estimé entre 5% et 6% aux Etats-Unis. Dans les années suivant cette crise, le chômage a baissé sans que l’inflation ne se redresse. La pandémie aurait-elle exercé un effet opposé? L’inflation a connu une forte accélération en 2021 alors que le chômage restait encore relativement élevé (6,3% en janvier 2021, 4,2% en novembre). Mesuré sur un an, le taux d’inflation du PCE-core a dépassé la cible de la Fed dès avril 2021. Tous les indices de prix alternatifs (médians, tronqués ou sous-jacents) confirment que l’inflation accélère même si le phénomène est loin d’atteindre la hauteur des pics des années 1970. A observer l’inflation donc, le plein-emploi serait non seulement atteint mais même dépassé.

Troisième approche: quand le chômage est si bas qu’il cause l’accélération des salaires

Le taux de salaire horaire, à l’heure actuel, affiche un gain de 4,8% sur un an, soit environ deux points de plus que dans les années pré-pandémie. Le signal n’est cependant pas suffisant pour conclure. Les firmes doivent actuellement faire des efforts sur les salaires et les avantages non-salariaux pour garder/attirer la main d’œuvre et la productivité apparente a augmenté durant la crise. Au total, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises était au troisième trimestre 2021 exactement à son niveau de 2019. Idem pour la part des rémunérations totales dans le revenu national. L’évolution des salaires, et plus largement des coûts du travail, envoie un signal incertain sur le niveau de tension du marché du travail. 

Quatrième approche: quand le chômage sera revenu à son niveau pré-crise

Quand la pandémie a frappé l’économie américaine en février 2020, le taux de chômage était à 3,5% et quasi inchangé depuis deux trimestres. Il semblait qu’on avait atteint un niveau incompressible, d’autant que le repli du chômage bénéficiait aussi aux catégories les plus défavorisées. La récession brutale a fait bondir le chômage jusqu’à 14,8% en avril 2020 avant une baisse quasi continue. En novembre 2021, il était à 4,2%. En prolongeant la tendance baissière récente, et si l’on tient compte d’un ralentissement probable des gains en emploi, le niveau pré-crise serait retrouvé vers fin 2022 ou début 2023. 

Cinquième approche: quand l’emploi sera revenu à son niveau pré-crise

L’avis presque unanime était que la situation de l’emploi avant la pandémie était bonne, voire excellente. Revenir à la situation de départ pourrait être un critère de plein-emploi. En février 2020, il y avait 153 millions d’employés dans le secteur non-agricole. Au pire moment de la récession, il y en avait 22 millions de moins. L’écart s’est réduit à 4 millions environ. Une fois surmontée l’incertitude causée chaque fois qu’un nouveau variant apparaît, l’activité des secteurs impliquant de fortes interactions sociales sera de moins en moins perturbée. Un petit calcul d’extrapolation suggère que le niveau d’emploi pré-pandémie sera atteint vers l’été 2022.

Sixième approche: quand l’emploi sera revenu sur sa tendance de croissance

Si l’on tient compte de la hausse de la population active, et sur la base des tendances qui prévalaient au début 2020, le nombre d’employés aurait gagné entre 3,5 millions en deux ans ce qui donne un écart de 7,5 millions par rapport à la tendance pré-pandémie. Sous l’hypothèse d’un freinage linéaire du rythme des créations d’emplois, cet écart serait comblé en 2024. 

Les départs en retraite ont été bien plus forts que ce qu’aurait justifié le seul vieillissement de la population active.
Septième approche: quand le taux de participation sera revenu à son niveau pré-crise

La participation dépassait 63% avant la pandémie. La chute brutale lors du confinement n’a été que partiellement compensée (61,6% en novembre 2021). Les départs en retraite ont été bien plus forts que ce qu’aurait justifié le seul vieillissement de la population active. Rien ne laisse augurer à ce jour que les néo-retraités ne soient prêts à faire machine arrière. Un effondrement des prix d’actifs, et donc un choc sur le revenu des retraités, pourrait inverser le mouvement mais ce n’est de loin pas ce que peut souhaiter la Fed. Il est donc difficile de donner un horizon raisonnable pour une correction du taux de participation.  

Huitième approche: quand la participation des 35-54 ans sera au niveau pré-crise

Depuis le début de 2021, il se dessine un mouvement haussier de ce taux de participation «réduit». Si l’on extrapole la tendance, le niveau de participation pré-pandémie sera retrouvé en avril 2023. Pour revenir au pic de 1999/2000, il faudrait attendre novembre 2024.

Neuvième approche: quand les flux d’entrée/sortie du marché du travail seront normalisés

La proportion des changements d’état augmente toujours durant les récessions et diminue durant les expansions. Juste avant la pandémie, cette proportion était inférieure à 6%. Elle a bondi à 14% en avril 2020, du fait de l’envolée soudaine du chômage et des flux de sortie du marché du travail. Dernièrement, elle se situe à 6,5%. En supposant que certains facteurs récents sont biaisés par la pandémie et vont se corriger, le retour à la situation pré-crise devrait être atteint à la fin 2014.

Dixième approche: quand les ménages n’ont plus aucune crainte de chômage

Le plein-emploi est aussi un concept politique puisque le chômage, ou le risque de chômage, peut influencer le choix des électeurs. De ce point de vue, le plein-emploi pourrait se définir comme le niveau de chômage, quel qu’il soit, qui ne provoque pas une anxiété telle que le gouvernement en place risque d’être rejeté à la prochaine élection. Les sondages d’opinion confirment que le chômage est sorti du radar des Américains et a été dépassé, dans la hiérarchie des problèmes économiques, par l’inflation. Le durcissement du ton de la Fed, préalable à un resserrement de sa politique, trouve là sa justification: l’emploi n’est sans doute pas encore «maximal» comme le voudrait son mandat, mais il s’en approche.

A lire aussi...