Ne nous quittez pas!

Victor Cianni, Alpian

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Alors que nous disons adieu aux intérêts sur nos comptes épargne, la BNS nous trace une voie certaine vers des marchés incertains.

 

«Ne nous quittez pas! Il faut oublier, tout peut s’oublier…»

C’est sans doute ce que de nombreux épargnants suisses ont murmuré en voyant les taux d’intérêt s’évaporer de leurs comptes, à la suite des dernières annonces de la Banque Nationale Suisse (BNS).

Je vous prie d’excuser ce détournement musical, mais je n’ai pas trouvé de meilleure bande-son que cet hymne de Jacques Brel pour accompagner cette chronique. Non seulement pour exprimer ce sentiment de désespoir qui en a saisi plus d’un, mais aussi parce que, contrairement à ce que l’on croit souvent, «Ne me quitte pas» n’est pas une déclaration d’amour. Brel lui-même la décrivait comme «un hymne à la lâcheté des hommes».

Et je ne sais pas comment vous le ressentez, mais moi, je perçois un soupçon de lâcheté dans la décision de la BNS.

0%: voilà le nouveau environnement de taux avec lequel il faudra désormais composer. Et la probabilité d’un retour aux taux négatifs devient de plus en plus matérielle. Le message de la banque centrale aux épargnants est clair: il est temps de consommer et d’investir. Une stratégie bien connue, recyclée d’une autre époque. Sauf que nous ne sommes plus en 2015 mais en 2025.

Les banques, elles, font preuve d’un peu plus de courage en absorbant une partie du choc, comme elles l’avaient fait par le passé. Mais avec une rémunération moyenne de 0,08 % sur les comptes d’épargne1, on est loin de la panacée.

On comprend en partie les raisons qui ont poussé la Banque nationale suisse à agir ainsi. Le ralentissement de la croissance, l’affaiblissement des exportations, la désinflation persistante et la force du franc sont autant de facteurs qui justifient un soutien monétaire à l’économie. Même si, à 0%, on parle davantage d’un traitement de choc que d’un simple coup de pouce. Mais au-delà de l’objectif, la stratégie employée est-elle la bonne?

Pour y répondre, il faut peut-être commencer par se demander si elle l’était déjà entre 2015 et 2021. Avec le recul, cette période où la Suisse détenait le record des taux les plus négatifs au monde nous offre un éclairage précieux. Les études menées depuis livrent des conclusions nuancées.

Les taux négatifs n’ont pas véritablement modifié le comportement des épargnants, qui ont continué à épargner. Les banques, elles, ont absorbé une partie du choc, au prix d’une baisse de leur rentabilité. Il y a bien eu un effet sur la croissance, si l’on en juge par la corrélation avec le PIB, mais cela s’inscrivait dans un contexte de relance mondiale. Quant aux investissements étrangers, ils n’ont pas été freinés, et l’impact sur la force du franc suisse est resté modeste. Somme toute, un bilan pas très convaincant.

Reprendre aujourd’hui cette même stratégie, c’est faire preuve d’un certain manque d’audace. D’autant que le contexte a profondément évolué. Les banques sont désormais soumises à des exigences de capital plus strictes. Le gouvernement américain envisage ouvertement la dévaluation de sa devise comme un levier stratégique. Les hedge funds ont flairé l’opportunité. Et les intermédiaires non bancaires jouent un rôle croissant dans la transmission de la politique monétaire. Autant d’éléments qui rendent l’exécution de la stratégie de la BNS plus compliquée.

Si l’on quitte un instant la Suisse pour porter notre regard sur le reste du monde et l’actualité internationale, l’ambiance outre-Atlantique est tout autre. La Fed subit la pression du président Trump. Son dilemme est différent. Une inflation toujours persistante, des actifs financiers au plus haut d’un côté, un marché immobilier qui commence à montrer des signes de fatigue, et un gouvernement peu enclin à payer des intérêts élevés sur son immense stock de dettes de l’autre. Quant à savoir si le marché obtiendra les trois baisses de taux qu’il anticipe cette année, rien n’est moins sûr.

Les marchés actions, eux, se portent bien, surtout aux Etats-Unis et dans les économies émergentes. La perspective d’un conflit au Moyen-Orient ne les a pas ébranlés bien longtemps. En Europe et en Suisse, les performances sont plus timides, et la force du franc complique toute tentative de diversification internationale. Sur le front obligataire, le mois de juin a été plutôt favorable. Et les actifs digitaux semblent reprendre des couleurs. 

Ce retournement de situation sur les marchés, encore impensable il y a quelques mois, nous rappelle une vérité essentielle: les marchés aiment, pour paraphraser  Brel, nous offrir «des perles de pluies venant de pays où il ne pleut pas».

Des marchés qui se plaisent à flirter avec l’incertitude, une BNS qui présente l’investissement comme une alternative désormais certaine: voilà les (pas si) nouvelles règles du jeu pour l’investisseur. Alors que nous accueillons avec reconnaissance les gains que les marchés nous offrent, et que nous faisons nos adieux aux intérêts sur nos comptes d’épargne, ne renonçons pas pour autant aux principes fondamentaux de prudence et de diversification. D’autant que les opportunités de les appliquer, elles, ne nous ont jamais vraiment quittés.

 

1source: 71 banques opérant en Suisse.

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