Face aux grandes déclarations de certains pays sur les sanctions, il vaut mieux regarder leurs actes.
Le mois passé, les ambassadeurs des Etats du G7 ont écrit au Conseil fédéral pour lui intimer de rejoindre la task force «Russian Elites, Proxies and Oligarchs» (REPO), créée un an plus tôt par leurs membres, ainsi que l’UE et l’Australie, pour traquer les avoirs des personnes sanctionnées en lien avec la guerre en Ukraine. L’ambassadeur des Etats-Unis a même déclaré dans une interview que la Suisse pourrait geler 50 à 100 milliards de tels avoirs, mais sans expliquer où ils se trouveraient. Le Secrétariat d’Etat à l’Economie (Seco) a pris position pour indiquer qu’une adhésion formelle à la task force REPO n’est pas nécessaire, puisque «au niveau technique, la coopération entre la Suisse et ces pays fonctionne sans problème.».
L’impression de certains que la Suisse n’en fait pas assez résulte en fait d’une confusion quant aux différents chiffres qui ont été publiés en Suisse à propos des avoirs russes:
- 7,5 milliards de francs: c’est le montant des actifs financiers gelés en Suisse à fin 2022, auxquels s’ajoutent 15 biens immobiliers. Ils appartiennent aux plus de 1400 personnes physiques ou morales qui figurent sur les listes de sanctions. C’est plus de six fois le montant gelé en France et plus de trois fois celui gelé en Allemagne.
- 46,1 milliards de francs: c’est le montant des dépôts supérieurs à 100’000 euros en Suisse de certains résidents ou citoyens russes. Comme dans l’UE, ceux qui ont aussi un passeport ou un domicile suisse ou européen, et ils sont nombreux, ne sont pas visés. Ces avoirs doivent seulement être annoncés au Seco, mais pas gelés. Le montant se réfère à plus de 7500 relations commerciales recensées au 3 juin 2022.
- 150 à 200 milliards de francs: l’ASB a émis cette estimation grossière et jamais confirmée du montant total de tous les avoirs de clients russes (citoyens ou résidents, sans exception) en Suisse. Ce montant ne fait pas référence aux sanctions.
A noter qu’aucun pays européen n’a publié l’équivalent du deuxième montant ci-dessus, alors qu’il s’agit d’une obligation que la Suisse a reprise des sanctions de l’UE.
En Suisse, le Conseil national a accepté l’hiver passé une motion qui demande la constitution d’une task force pour geler les avoirs des oligarques. Celle-ci ne ferait pourtant que créer des doublons, provoquer des séances de coordination inutiles et générer des conflits de compétences néfastes à une mise en œuvre ordonnée des sanctions. Les banques suisses connaissent les ayants droit économiques de leurs comptes et ont déjà annoncé tous ceux détenus par ou pour le compte des personnes visées par les sanctions. Cela est vérifié par le Seco et la Finma. Le Conseil des Etats devrait donc rejeter cette motion.
Au début de l’année, la question de savoir si la confiscation d’avoirs gelés en Suisse pourrait être possible, à certaines conditions, a causé un grand émoi et fait couler beaucoup d’encre. Heureusement la communication du Conseil fédéral le 15 février 2023 a mis fin aux spéculations. La constitution suisse garantit la propriété et la confiscation d'avoirs privés sans indemnisation n’est possible que si leur origine est illégale. Cette position est comparable à celle d’autres juridictions, même si leur rhétorique laisse penser qu’elles iraient plus loin.
L’UE notamment a critiqué cette position du Conseil fédéral. Mais que ne lit-on pas dans un communiqué du 12 avril 2023 du Conseil européen: «des avoirs privés gelés ou saisis ne peuvent être confisqués que si une infraction pénale a été commise et que la personne a été condamnée par un tribunal dans le respect de l’Etat de droit». Comme en Suisse.
De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis ont voté le 22 décembre 2022 un amendement qui leur permet de confisquer des avoirs gelés, mais à condition que ceux-ci soient connectés à une infraction. Résultat? Un compte de 5,4 millions a été transféré en Ukraine, qui appartenait à un oligarque condamné pour violation des sanctions américaines. Quant au Canada, il a voté une nouvelle loi et demandé en grande pompe fin 2022 à un juge de confisquer un compte de 26 millions de dollars, mais depuis l’on n’a plus de nouvelles de cette procédure.
Ceci ne remet pas en cause le fait de demander à la Russie de réparer les dégâts qu’elle cause à l’Ukraine. Mais il faut bien distinguer l’Etat des particuliers, qui sont présumés innocents. L’Ukraine se bat pour sauvegarder des valeurs démocratiques, dont la garantie de la propriété fait partie. La confiscation d’avoirs privés ferait d’ailleurs disparaître un levier lors des futures négociations avec la Russie, et celle-ci pourrait aussi argumenter que les pays occidentaux ne respectent pas le droit international.
Dans la mesure où il faut s’attendre à ce que les sanctions économiques soient de plus en plus utilisées, la Suisse devrait développer une stratégie de sanctions autonome et être impliquée dès le premier jour dans la coordination internationale. A cette fin, l’organisation et les ressources du Seco doivent être renforcées.