La guerre des jeux

Charles-Henry Monchau, Syz

3 minutes de lecture

Le géant des logiciels Microsoft a annoncé l'acquisition de l'éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard pour 68,7 milliards de dollars. Quelles sont les enjeux stratégiques?

Le boom des jeux vidéo

Il s’agit d‘un marché lucratif et en forte croissance: les jeux vidéo attirent environ 3 milliards de joueurs dans le monde, un chiffre qui devrait passer à 4,5 milliards d'ici 2030. L'industrie des jeux vidéo génère actuellement plus de revenus que les films, la musique et les livres réunis.

Au cours de la dernière décennie, l’industrie des jeux s'est considérablement transformée:

  • L’essor des jeux sur mobile a permis de démocratiser ce type de loisir qui n’est plus réservé qu’aux seuls enfants et adolescents. Aujourd'hui, adultes et personnes âgées constituent une nouvelle population de joueurs. La part des jeux mobiles représente désormais la moitié des revenus générés par l'industrie.
  • La numérisation de la distribution: il y a quelques années, les consommateurs achetaient les jeux vidéo sous la forme d’un CD-ROM dans un magasin spécialisé (exemple: GameStop). Désormais, ces jeux peuvent être téléchargés via diverses plateformes numériques. Un aspect pratique qui a non seulement diminué la friction de l'acte d'achat, mais qui a également permis aux sociétés de jeux vidéo de ne plus partager une partie de leurs bénéfices avec le réseau de distribution.
  • Les sources de revenus ont évolué. Auparavant, l’ensemble des revenus des jeux vidéo était généré à la vente du CD-ROM. Avec le nouveau modèle «free-to-play», les payeurs peuvent commencer à jouer gratuitement à un jeu et, plus tard, acheter des objets dans le jeu et/ou mettre à niveau leur abonnement pour accéder plus rapidement au niveau supérieur. D'autres jeux proposent des extensions et des «pass» en ligne. Au total, les jeux peuvent désormais générer 2 à 3 fois plus de revenus que le prix d'achat initial. Un autre type de modèle de revenu a été introduit via les programmes de streaming (par exemple Netflix) qui donnent aux joueurs l'accès à une bibliothèque de contenu (ici des jeux) pour un montant fixe par mois, améliorant la récurrence et la visibilité des revenus pour les sociétés de jeux.
  • e-Sports: de nos jours, les adolescents peuvent passer plus de temps à regarder les autres joueurs qu'à jouer eux-mêmes. Cette situation a ouvert de formidables débouchés aux sociétés de jeux, car elles peuvent désormais négocier des droits de licence avec les diffuseurs (paiement à la séance) et les sociétés de publicité qui souhaitent associer leurs marques à ces nouvelles idoles du sport. Par exemple, l'une des dernières publicités télévisées de Coca-Cola met en scène des joueurs d'e-sport. Les fabricants de vêtements parrainent déjà des équipes d'e-sport, les clubs de football créent désormais leur propre équipe d'e-sport, etc.

En plus des tendances séculaires mentionnées ci-avant, le secteur des jeux vidéo a bénéficié récemment de trois vents favorables:

  • La pandémie: Les gens confinés chez eux ont eu davantage d’occasions de se divertir à la maison, ce qui inclut bien sûr plus de temps consacré aux jeux vidéo.
  • Une nouvelle génération de matériel: le lancement de la PlayStation 5, de la Xbox Series X ainsi que des casques VR (ex. Oculus) ont donné un nouvel élan au secteur.
  • Le Métavers: Les jeux vidéo constituent aujourd’hui la meilleure porte d’entrée au Métavers - un monde virtuel où les gens peuvent se connecter. La popularité grandissante de ce thème encourage les entreprises de tous les horizons à évaluer la manière dont elles peuvent développer leur plateforme du Métavers, ce qui génère un nouvel intérêt pour l’industrie des jeux vidéo, notamment du fait des nombreuses communautés virtuelles qui y gravitent.
Le pari audacieux de Microsoft

Microsoft a annoncé la semaine dernière l'acquisition d'Activision Blizzard pour 68,7 milliards de dollars (soit 95 dollars par action). L'opération devrait être conclue d'ici la fin de l'exercice fiscal de Microsoft (juin 2023) ce qui permettrait au géant américain de devenir la troisième société de jeux (en termes de revenus) au monde, après Tencent et Sony.

L’acquisition d’Activision va renforcer la position de Microsoft à plusieurs niveaux.  Tout d’abord en termes de contenu, qui la clé du divertissement. Si Microsoft dispose déjà d'une solide propriété intellectuelle, l'ajout du portefeuille d'Activision Blizzard (exemple: Call of Duty) lui permettra d'atteindre un niveau bien supérieur.

Ce à quoi nous assistons actuellement dans l'industrie du jeu est similaire à ce que nous avons déjà pu observer pour les films et les émissions de télévision (Disney rachetant Marvel, AT&T rachetant Time Warner, etc.).

Microsoft affirme que cette transaction – si elle est confirmée - va permettre d'accélérer la mise en place d'une proposition de Métavers, tout en stimulant la croissance du nombre d'abonnés à Xbox Game Pass et en offrant une exposition aux jeux sur mobiles, un segment en pleine croissance sur lequel Microsoft n'a pas encore établi une présence significative. L'accord devrait également accélérer les ambitions de Microsoft dans le domaine du cloud gaming, avec des capacités mobiles améliorées et l'inclusion de franchises telles que Overwatch et Diablo à court terme.

À première vue, le prix de 69 milliards de dollars payé par Microsoft peut sembler exorbitant. Il implique une prime de 45% par rapport à la clôture de la semaine précédente. Cependant, nous devons garder à l'esprit que le prix des actions d’Activision avait fortement baissé au cours des derniers mois suite à des allégations de mauvaise conduite au sein de l'entreprise. En fait, le prix de 95 dollars par action représente une décote de près de 10% par rapport aux sommets de 2021. L'opération valorise Activision Blizzard à environ 7,3 fois les recettes prévisionnelles, 17 fois l'EV/EBITDA de l'exercice 2022 et 25 fois le P/E de l'exercice 2022, selon les estimations du consensus.

D'un point de vue réglementaire, la nature fragmentée du secteur et le grand nombre de concurrents/plateformes de jeux augmentent les chances d’une autorisation de cette transaction par les autorités anti-trust. Cependant, la nature verticale de l'opération sera probablement examinée de près. Il semble d’ailleurs que le marché escompte un risque d’échec de la transaction puisque l'action Activision se négocie actuellement avec une décote de -15% par rapport au prix de rachat proposé.

Le mouvement de consolidation n’est peut-être pas fini

Il n'y a pas beaucoup d'entreprises capables de dépenser près de 70 milliards de dollars pour l’acquisition d’une société de jeux. Néanmoins, nous ne serions pas surpris de voir de nouvelles acquisitions dans le secteur. Alors que les entreprises préparent leur transition dans le Métavers, les jeux vidéo deviennent incontournables étant donné leurs très importantes communautés virtuelles. Parmi les candidats possibles à un rachat: Electronic Arts (~38 milliards de dollars de capitalisation boursière), Take-Two (~18 milliards de dollars et qui est en train de racheter Zynga) ou Ubisoft (6 milliards de dollars). Apple ou Netflix pourraient être des acheteurs potentiels étant donné leur intention de faire une percée dans ce secteur…

(source: The Economist)

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