La Fed aurait-elle déjà pivoté?

Levi-Sergio Mutemba

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Les économistes sont partagés sur les intentions réelles de la banque centrale américaine quant au niveau de chômage tolérable.

© Keystone

Depuis mercredi 30 novembre, la Fed est devenue comparable à l’aiguille d’une boussole tournant à 180 degrés sur son pivot. Le fait que son président, Jerome Powell, ait signalé au Brookings Institute qu’elle pourrait procéder à de plus modestes relèvements de taux, dès le mois en cours, contraste assez fortement avec ses propres observations précédentes, notamment celles présentées à Jackson Hole, selon lesquelles l’économie américaine demeurerait toujours trop robuste pour espérer voir l’inflation revenir vers des niveaux plus tolérables.

«Face à l’inflation, la Fed devra créer les conditions d’une vraie récession avec un taux de chômage bien au-dessus de 5%, contre 3,7% aujourd’hui, ce qui n’est pas envisagé actuellement par le consensus», déclare Raphaël Gallardo, chef économiste chez Carmignac, qui a présenté la semaine dernière les perspectives globales de la société de gestion basée à Paris. Carmignac, dont les prévisions figurent parmi les moins optimistes, a en effet dévoilé une batterie d’arguments suggérant que la Fed se montrerait beaucoup plus restrictive que les marchés actions et obligataires ne l’anticipent jusqu’ici.

«La solidité du marché du travail y est la source d’une importante distribution des revenus à destination des ménages»

«La courbe de Beveridge, par exemple, qui montre la relation entre les postes vacants et le taux de chômage, est telle qu’elle force à la Fed à resserrer sa politique monétaire jusqu’à ce que le déficit d’emplois ou jobs gap revienne à un niveau compatible avec une croissance réelle des salaires d’environ 0,5%», détaille Raphaël Gallardo. Ce qui veut dire que la Fed a besoin de relever les taux des fonds fédéraux jusqu’à un niveau terminal de 5,8% au minimum, contre un consensus de 4,8%-5% actuellement. (À moins que le dollar interrompe sa correction actuelle pour être en mesure, lui aussi, de contribuer au processus de resserrement des conditions financières). Carmignac remarque en effet que «la solidité du marché du travail y est la source d’une importante distribution des revenus à destination des ménages».

Rappelons, à ce titre, que les dernières données du Bureau of Labor Statistics ont fait état vendredi dernier d’une croissance annuelle des salaires horaires moyens de 5,1% en novembre. En considérant la baisse concomitante des prix de l’essence, Carmignac estime qu’il n’est pas étonnant que le niveau de l’épargne se situe à un niveau «ridiculement bas» aux États-Unis. D’après le Bureau of Economic Analysis, l’épargne des ménages rapportée au revenu disponible a fondu à 2,3% en octobre. Contre 8,7% et 7,6% en décembre et novembre 2021, respectivement. «Les réserves accumulées pour les dépenses de consommation encouragent les ménages à dépenser plutôt qu’à épargner», précise Raphaël Gallardo.

«Nous nous attendons à ce que la Fed et la BCE relèvent leur taux directeurs pour la dernière fois en janvier et en mars, respectivement»

«Les responsables de la Fed doivent espérer que les derniers chiffres de l’emploi publiés vendredi offriront la secousse dont les participants de marché ont besoin finalement se convaincre de ses intentions réelles», suspecte pour sa part James Knightley, chef économiste chez ING. Certes, ajoute-t-il, la Fed avait reconnu plus tôt dans la semaine que l’inflation s’atténuait au sein des biens essentiels et de l’immobilier. «Elle s’est en revanche montrée beaucoup plus inquiète en ce qui concerne les services de base autres que le logement, où la situation demeure préoccupante selon ses propres standards», observe l’économiste d’ING. «Ce groupe contribue pour plus de la moitié de l’indice Core PCE des prix à la consommation des ménages hors alimentation et énergie, la mesure de l’inflation privilégiée par la Fed.»

Plus complaisants, les économistes de Morgan Stanley estiment au contraire que l’inflation étant déjà sur une pente baissière, les banques centrales, dont la Fed, devraient marquer une pause. Voire réduire leurs taux directeurs. Ce qui laisse entendre que la Fed tenterait plutôt d’éviter une récession ou d’en minimiser l’ampleur. La banque américaine invoque notamment la baisse des prix des produits essentiels tels que les voitures d’occasion. Et observe dans le même temps que la consommation de biens manufacturés se normalise, après avoir été dopée par la fin des restrictions sanitaires qui prévalaient durant la pandémie, tandis que les niveaux élevés des stocks suggèrent d’importants rabais.

«Nous nous attendons à ce que la Fed, de même que la Banque Centrale Européenne par ailleurs, relèvent leur taux directeur pour la dernière fois en janvier et en mars, respectivement», pronostique Andrew Sheets, chef stratégiste de l’équipe cross-asset de Morgan Stanley. Qui ajoute que la Fed pourrait même réduire le sien dès le quatrième trimestre de l’année prochaine. Des attentes plus ou moins en ligne avec celles des experts de JP Morgan. «L’inflation ne retombera certes pas à 2% du jour au lendemain, mais nous pensons que les banques centrales marqueront volontiers une pause, aussi longtemps que les prix évolueront dans la bonne direction», soutient Karen Ward, Chief Market Strategist EMEA chez JP Morgan Asset Management.

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