Y a-t-il une limite à la hausse des taux directeurs?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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On ne doit pas monter les taux si une crise financière menace. La faillite de quelques banques américaines et l’affaire Credit Suisse ont fait renaître cette inquiétude.

Quand une banque centrale assouplit sa politique monétaire, il y a une limite (presque) absolue à la baisse des taux directeurs: le zéro. Beaucoup de pays l’ont testée après la crise financière de 2008, certains étant alors obligés d’inventer de nouveaux outils d’intervention, comme les programmes d’achats d’actifs. A l’inverse, quand une banque centrale doit répondre à un choc d’inflation, y a-t-il une limite à la remontée des taux directeurs? Il y a plusieurs réponses possibles.

Premièrement, la hausse des taux devrait s’arrêter si l’inflation a assez reflué pour qu’on soit assuré de sa convergence vers la cible. Mais ni aux Etats-Unis, et encore moins en zone euro, ce scénario idéal ne s’est encore réalisé. Le biais de la Fed, et plus encore de la BCE, est donc restrictif.

Deuxièmement, il n’y a plus lieu de monter les taux si l’économie a rechuté en récession, car il s’ensuit nécessairement une destruction de la demande. On revient alors au cas précédent. A ce jour, malgré le choc monétaire, s’ajoutant à quelques autres (pandémie, guerre), l’économie réelle a plutôt bien résisté, du moins mieux qu’attendu. Le marché du travail connaît partout des tensions, ce qui peut prolonger le choc d’inflation.

Troisièmement, on ne doit pas monter les taux directeurs si une crise financière menace. La faillite de quelques banques américaines (Silvergate, SVB, Signature) et l’affaire Credit Suisse a fait renaître cette inquiétude. De ces événements, il est prématuré de conclure que la stabilité financière globale est menacée, mais dans le doute, les banques centrales seraient bien avisées de se montrer plus prudentes à court terme.

«– Comment avez-vous fait faillite? – De deux façons. Progressivement… puis subitement». Ce dialogue n’est pas tiré d’un entretien avec le patron de la Silicon Valley Bank (SVB), une banque californienne spécialisée ans le financement du secteur technologique, mais d’une conversation entre deux personnages du Soleil se lève aussi, un roman d’Ernest Hemingway.

Et pourtant… Le 7 mars, SVB annonçait dans un tweet sa fierté d’être classée par Forbes parmi les meilleures banques américaines. Le 9, la banque subissait un retrait massif des dépôts et tentait vainement de lever du capital. Le 10, SVB passait sous le contrôle des régulateurs et était fermée. Le 12, le Trésor, la FDIC et la Fed annonçaient diverses mesures visant à éviter que la panique ne se propage à d’autres banques. Dans ce genre de cas, le problème des régulateurs est double: stabiliser le système financier, ne pas créer d’aléa moral.

Depuis 2008, aucun gouvernement ne veut passer pour le sauveteur de banquiers irresponsables. A titre exceptionnel, la FDIC garantit l’ensemble des dépôts de SVB, y compris au-delà du plafond légal. Au cas où la liquidation des actifs de SVB ne suffirait pas, la perte sera couverte par une contribution des autres banques, et non par l’argent du contribuable. La même exception est faite pour un autre établissement, Signature Bank, exposé à l’univers des cryptos, et lui aussi fermé par les autorités. De son côté, la Fed crée le Bank Term Funding Program (BTFB). Cette facilité peut offrir aux institutions de crédit des prêts allant jusqu’à un an contre divers actifs comme des titres du Trésor et d’agences ou des RMBS, valorisés au pair (d’où le détournement d’acronyme Buy The F*** Par), évitant ainsi aux institutions en difficulté d’avoir à les liquider dans de mauvaises conditions de marché. Le Trésor est garant à hauteur de 25 milliards de dollars. Le 13, certains marchés ont enregistré des variations proprement historiques: le rendement du T-note à deux ans chutait de 60pdb, l’indice KBX des banques américaines perdait 12%, le tout avec des réverbérations un peu partout dans le monde.

En somme, ces derniers jours, les problèmes de stabilité financière ont fait un retour fracassant sur le radar des investisseurs et des responsables de politique économique. Ce n’était plus arrivé depuis février 2020 au moment où un large pan de l’économie mondiale avait été mis d’un coup à l’arrêt à cause de la pandémie. Les implications peuvent être significatives à la fois pour l’économie réelle, les marchés financiers et les décisions de politique monétaire.

L’instabilité financière constitue un risque baissier de premier plan pour l’activité économique. La crise financière de 2008 et la pandémie de 2020 en donnent une excellente illustration. Dans le premier cas, l’échec ou l’incapacité des autorités à maîtriser le stress a conduit à un assèchement total du crédit, stoppant une partie de l’activité économique et des échanges commerciaux. En ont résulté une sévère récession et, plus grave peut-être, une longue phase de purge des bilans des banques, des ménages et de certains Etats.

Dans le second cas, banques centrales et gouvernements, sans doute éclairés de leur échec douze ans plus tôt, ont inondé la planète de liquidités et de garanties en tout genre. Sur l’instant, le choc sur l’activité a été bien plus brutal, mais le rebond l’a été tout autant. Après coup, connaissant les conséquences inflationnistes de ces actions, de beaux esprits jugeront que la relance a été excessive. Le problème précisément est que ces décisions doivent se prendre dans l’urgence et sans le recul désiré.

Après 2008, le monde devient déflationniste, le chômage s’envole, les faillites aussi, la sortie de crise est lente et poussive. Après 2020, on a une reprise en V, on retourne vite au plein-emploi, les profits s’emballent, mais le monde est inflationniste. Qu’est-ce qui est préférable?

L’instabilité financière complique singulièrement la tâche des banques centrales. Jusqu’à la faillite de SVB, le problème prioritaire était la lutte contre l’inflation. Le 7 mars, le président de la Fed laissait entendre que la Fed pourrait accélérer ses hausses de taux à sa prochaine réunion du 22 mars et, en tout cas, que le FOMC allait remonter le point terminal de son cycle de resserrement. Il réagissait ainsi aux derniers chiffres macro. Le mouvement de désinflation, amorcé en juillet dernier, a ralenti en ce début d’année. Le marché du travail reste tendu, les gains salariaux toujours robustes. Dix jours plus tard, les conditions macro sont les mêmes, les conditions financières sont radicalement différentes.

Les conflits d’objectifs sont le cauchemar des banquiers centraux. Depuis un an, le problème était: faut-il arbitrer entre inflation et chômage? La réponse est facile quand il n’y a pas de chômage. Désormais, le problème est: faut-il arbitrer entre stabilité financière et stabilité des prix? Face à ce dilemme, la théorie recommande un principe de séparation entre les moyens d’action: d’un côté, la banque centrale fixe ses taux directeurs pour ramener l’inflation vers sa cible; de l’autre, elle peut injecter de la liquidité en réponse à des perturbations sur les marchés financiers. En pratique, ce principe est difficile à respecter, d’autant que le stress financier qui se manifeste depuis quelques jours est dû à la rapide hausse des taux directeurs.

La BCE est dans une situation plus inconfortable encore que la Fed car l’inflation est plus élevée en Europe qu’aux Etats-Unis, elle ralentit avec retard, et même ne ralentit pas du tout s’agissant de l’inflation sous-jacente ou de l’inflation alimentaire. Malgré la rechute des prix de gros du gaz et de l’électricité, la crise énergétique n’est pas finie et contribue à l’incertitude. En l’absence de pénurie d’énergie, l’économie a échappé à la récession cet hiver mais les perspectives de redressement sont moroses tant l’offre de crédit bancaire est de plus en plus contrainte. Vu les turbulences boursières touchant les banques, le crédit pourrait s’assécher davantage. Pour beaucoup au Conseil des Gouverneurs de la BCE, peser sur la demande est un moyen privilégié de contenir l’inflation. Le 16 mars, la BCE a monté ses taux directeurs de 50pdb. On doute que ce soit la dernière hausse dans ce cycle.

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