BCE: biais restrictif maintenu

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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A ce stade du cycle, un peu de flexibilité serait bienvenue car le risque d’assèchement du crédit s’accroît.

©Keystone

Les taux directeurs des banques ne sont pas un bon outil thermostatique. Sur le papier, des taux plus hauts impliquent une inflation plus basse, mais en pratique le lien de cause à effet est complexe et fluctuant. Dans l’intervalle, on risque de provoquer des secousses dans l’économie réelle (immobilier) ou dans le secteur financier. La chute de la banque californienne SVB en donne un rappel frappant. On doute que cela retienne le Conseil des Gouverneurs de la BCE de relever cette semaine, comme promis, les taux de 50pdb. La BCE gardera donc un biais haussier.

Pour la réunion de ce 16 mars, le staff de la BCE mettra à jour comme chaque trimestre ses projections économiques afin d’éclairer les délibérations du Conseil des gouverneurs. Il est facile de tourner en dérision cet exercice tant il a produit d’erreurs depuis 2021. Certains gouverneurs ne s’en cachent même pas et, plutôt que d’utiliser des modèles prédictifs, fussent-ils imparfaits, ils fondent leurs prescriptions de politique monétaire en regardant dans le rétroviseur. Dans cette optique, une conclusion s’impose: l’inflation est bien trop élevée, c’est le signe que le resserrement est trop timide! Ces derniers jours un membre du Conseil a ainsi réclamé quatre nouvelles hausses de taux de 50pdb à la file. Malgré leurs limites, ces projections ont une utilité, car elles clarifient les hypothèses et obligent à s’interroger sur les imbrications entre les différents facteurs inflationnistes.

Ces derniers temps, la BCE s’est surtout préoccupée de la hausse des marges des entreprises et de la part qui lui revient dans le choc d’inflation.

En mars 2023, pour la première fois depuis 2021, le staff de la BCE n’aura pas à translater vers le haut sa courbe des prévisions d’inflation, ni à relever le pic. Ces derniers mois, l’inflation en zone euro a reflué plus vite qu’attendu, à 8,6% en février. Cela tient avant tout à de moindres tensions sur les marchés de l’énergie, ainsi qu’à un euro un peu plus ferme, ce qui amortit l’inflation importée. Pour le reste, la BCE a de quoi rester en alerte car les chocs passés continuent de se diffuser. L’inflation sous-jacente a inscrit un nouveau point haut à 5,2% sur un an.

Révisions des projections économiques

Le changement le plus notable des derniers mois est le dégonflement des prix de l’énergie. Par rapport aux hypothèses d’il y a trois mois, le prix du pétrole a peu varié mais les prix de gros du gaz et de l’électricité ont chuté de près de 60%. La transmission sur les prix de détail n’est pas instantanée mais le sens de la révision ne fait pas de doute. Sur la base des scénarios alternatifs de la BCE, les nouvelles hypothèses sur l’énergie pourraient amputer l’inflation totale d’environ un point en 2023. L’effet serait presque neutre à un horizon plus éloigné. A l’opposé, les effets de second tour se sont révélés plus forts que prévu ces derniers mois et rien ne laisse présager un apaisement imminent. Cela amènera à remonter les prévisions de prix de l’alimentation et des autres biens et services. Concernant l’alimentation, sauf à ce que les prix restent stables cette année, supposition peu crédible vu l’expérience historique, les précédentes projections se révèleront trop conservatrices. Il faudra les rehausser d’un à deux points en moyenne, ajoutant 0,2 à 0,4 point d’inflation. Concernant les prix-sous-jacents, là encore, le sens des révisions pointe vers le haut, pour au moins 0,5 point au vu des seuls effets de base, le double si on incorpore l’inertie des ajustements, soit 0,4 à 0,7 point de plus sur l’inflation totale en 2023. En combinant les trois contributions de l’énergie, de l’alimentation et du sous- jacent, l’éventail des possibles pour l’inflation en 2023 s’étend de 5,9% à 6,5% en moyenne (vs 6,3% en décembre). On reste loin de la cible.

De la croissance

Le scénario central de la BCE était jusqu’alors une modeste contraction de l’activité durant la période hivernale. En réalité, les conditions économiques n’ont pas été aussi mauvaises. Il n’y a pas eu de pénurie d’énergie. Au quatrième trimestre 2022, le PIB réel a stagné en zone euro (-0,03% à la deuxième décimales). Le redressement des indices de climat des affaires laisse espérer un résultat similaire ou meilleur au premier trimestre 2023. On peut s’attendre à une modeste révision haussière des perspectives de croissance. Du point de vue de la lutte contre l’inflation, ce n’est pas forcément ce qui serait souhaitable car une récession est souvent vue comme un mal nécessaire pour calmer une surchauffe.

La zone euro continue de combiner une inflation élevée et un marché du travail tendu. C’est une situation propice à soutenir les gains salariaux. Les données déjà connues dans plusieurs pays présagent une vive accélération de l’indice des salaires négociés en zone euro au premier trimestre 2023. Même si ce n’est qu’un rattrapage décalé et au demeurant incomplet du choc de prix (les salaires réels sont en fort recul), la BCE pourra y voir un risque de boucle entre les prix et les salaires. Ces derniers temps, toutefois, la BCE s’est surtout préoccupée de la hausse des marges des entreprises et de la part qui lui revient dans le choc d’inflation. Le sujet est mentionné dans les minutes de la dernière réunion. D’après les comptes nationaux de la zone euro, salaires et profits ont contribué ces derniers trimestres à parts presque égales à la hausse du déflateur du PIB. Le rebond des marges est avant tout une normalisation après un plongeon durant la pandémie mais on ne saurait exclure que, dans un environnement où tous les prix montent, certaines entreprises en aient profité pour accroître leur pricing power. Cela dit, que l’inflation soit associée à une expansion des marges et pas seulement à une hausse des salaires ne change pas les prescriptions de la politique monétaire. Le biais devrait donc rester restrictif.

Des facteurs d’offre qui sont peu réactifs aux conditions monétaires

En somme, le nouveau scénario de base du staff de la BCE ne devrait pas être de nature à modifier en profondeur le rapport de force entre les diverses sensibilités du Conseil des Gouverneurs. Les faucons sont dominants jusqu’à présent et vont sans doute le rester. Le fait est que les risques baissiers sur l’activité ne se sont pas matérialisés (pas de récession sévère) alors que les risques haussiers sur les prix subsistent (persistance de l’inflation sous-jacente). Avec une telle balance des risques, les rares partisans d’un resserrement graduel sont presque inaudibles tandis que les partisans d’un resserrement rapide sont au contraire confortés dans leur position – quitte à ignorer que le choc d’inflation en zone euro relève surtout de facteurs d’offre qui sont peu réactifs aux conditions monétaires.

Il est patent que l’offre de crédit bancaire est contrainte, surtout en ce qui concerne le secteur de la construction.
Peut-on ignorer le problème SVB?

Cela dit, un an après le «pivot» restrictif de la BCE et neuf mois après la première hausse des taux directeurs, il est patent que l’offre de crédit bancaire est contrainte, surtout en ce qui concerne le secteur de la construction. Il n’y a certes rien de comparable avec le credit crunch consécutif à la crise financière de 2008 mais c’est un frein pour les perspectives de dépenses. Un accident est toujours possible. La débâcle récente de la banque californienne SVB est un événement lointain, surtout vu de Francfort, mais qui vient rappeler que les répercussions d’un choc monétaire peuvent survenir d’un coup après une période de (fausse) accalmie. Même s’il est probable que cet épisode de stress n’est pas systémique, il ne peut qu’inciter les banques à se montrer encore plus prudentes, y compris en Europe, asséchant encore davantage l’offre de crédit.

Jusqu’à présent, la BCE n’a cessé de repousser le point terminal des taux directeurs. Le Conseil des Gouverneurs ne se préoccupait pas du risque de trop durcir, obsédé par celui de ne pas durcir assez. Arrivé à ce stade du cycle monétaire (+350bp en tenant compte de la hausse probable de jeudi), il serait souhaitable d’introduire plus de flexibilité quant aux décisions futures.

La BCE et l’inflation alimentaire

Une poussée d’inflation alimentaire pose deux problèmes à la BCE. Premièrement, la politique monétaire n’a pas de prise directe sur la demande de produits alimentaires. Quel que soit le niveau des taux d’intérêt, les ménages doivent se nourrir, de même qu’ils doivent se chauffer, s’éclairer ou se déplacer. A la marge, il peut y avoir quelques ajustements en fonction de la position dans le cycle (récession ou boom) mais pour l’essentiel, la consommation de produits alimentaires comme celle de produits énergétiques constitue une dépense incontournable.

Deuxièmement, il s’agit de dépenses répétées, le plus souvent quotidiennes ou hebdomadaires. Les ménages font donc l’expérience des tensions de prix de manière directe, ce qui peut influencer leurs anticipations d’inflation, et par suite, leurs revendications salariales. De surcroît, leur poids est élevé. Dans le panier-type de biens et services consommés en zone euro, les produits alimentaires pèsent 20% (4,5% pour les seuls produits non-transformés). C’est deux fois plus que pour l’énergie.

Sur les vingt dernières années, la hausse des prix alimentaires avait été de 2,1% par an avec un écart-type de 1,3 point. En février 2023, elle atteignait un nouveau record à +15%, sur un an contribuant pour trois points à l’inflation totale (20% * 15%). Sans un freinage de l’inflation alimentaire, il est difficile d’espérer un retour de l’inflation sur sa cible.

Les causes de cette envolée

Comme pour l’énergie, il s’agit avant tout de facteurs d’offre réagissant aux perturbations causées par la pandémie et la guerre en Ukraine. En 2019, la Russie et l’Ukraine représentaient un tiers des échanges mondiaux de céréales, 20% pour les engrais, etc. Dans la décennie précédent la pandémie, les prix de gros des matières premières agricoles en Europe (prix «à la sortie de la ferme») avaient presque stagné, ils ont monté de près de 70% en trois ans. Pour arriver aux prix de détail, il faut ensuite ajouter l’évolution des coûts des différents intervenants de la chaîne de production. Au niveau de l’exploitation agricole, il faut ajouter salaires, coûts des équipements, coûts des engrais et de l’énergie, éventuellement coût du terrain. Puis intervient la phase de transformation par l’industrie agro-alimentaire; puis celles du transport, du marketing, de la distribution.

Selon le FMI, un choc en amont se transmet au niveau des prix de détail avec en moyenne un facteur 0,31 et prend de trois à quatre trimestres. Sur la base de cette simple relation, l’inflation alimentaire en zone euro ne passerait pas son pic avant le printemps 2023 , ressortant au total à +13% en moyenne sur 2023. Dans les projections de décembre 2022, le staff de la BCE s’attendait à une stabilisation à un rythme proche de 2022, soit 9% pour la zone euro. Du fait des différences de structures de marché, la répercussion a été plus rapide l’an dernier en Allemagne et en Espagne (+11%) qu’en Italie (8%) ou en France (6%). Cela ouvre la voie à un rattrapage plus fort dans les pays retardataires. En France, les récentes négociations commerciales entre l’agro-industrie et les distributeurs présagent des hausses supplémentaires étalées sur le premier semestre 2023.

A un horizon plus éloigné, quelques signes positifs commencent à émerger. Parmi les principaux facteurs explicatifs des prix «sortie de ferme», outre l’état des récoltes, on trouve les prix du pétrole qui affecte le coût du transport et la production de biocarburants et celui du gaz qui intervient dans la production de produits chimiques. La modération des tensions énergétiques est amenée à se répercuter sur certains intrants des prix alimentaires, comme on le voit sur les engrais. Toutefois, il faut se garder d’attendre un rapide reflux de l’inflation alimentaire. L’expérience historique montre que les prix réagissent beaucoup vite à la hausse qu’à la baisse. Depuis les années 1950, les prix alimentaires de détail n’ont jamais baissé de plus de 2% en un an dans les grands pays. En 2009, par exemple, ces prix étaient restés stables, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, alors même que les prix de gros mondiaux recensés par la FAO avaient plongé de 22%. En somme, si la baisse des prix «sortie de ferme» se confirme dans les prochains mois, l’inflation alimentaire va ralentir en 2024, mais il est improbable qu’elle se retourne d’un coup.

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