Pas de récession, une inflation plus faible et des taux d’intérêt stables ou en baisse. Voilà le consensus pour l’année 2024. Il est évolutif, et ce, en grande partie grâce à la résilience de l’économie américaine, qui l’année dernière a enregistré une croissance réelle de 2,5% et qui, en dollars, a progressé de près de 30% depuis la fin de l’année 2020. Les rendements des liquidités resteront élevés pendant un certain temps encore, mais les liquidités n’offrent pas d’options. Les obligations et les actions, en revanche, devraient bénéficier de taux d’intérêt plus bas, aussi modeste soit la baisse, du moins tant que le monde parvient à éviter la récession. Il est alors pertinent d’augmenter la part allouée aux titres à revenu fixe, car les revenus valent à nouveau la peine d’être investis. Associée à une exposition aux valeurs technologiques de croissance, une approche équilibrée devrait être profitable aux investisseurs. Certes, il existe des risques, et on parle amplement. On craint, à juste titre, la baisse plus que les scénarios fantaisistes de hausse. Mais il est bon de laisser libre cours à ses fantasmes, de temps à autre...
Paroles, paroles, paroles
Pour paraphraser Benjamin Franklin: rien n’est certain dans la vie, sauf la mort, les impôts et les discussions sans fin sur le moment où se produira la première baisse des taux d’intérêt. Si nous étions en mesure d’exploiter l’énergie générée par ces discussions, le problème de la transition climatique serait résolu. Après avoir évalué à 90% la probabilité d’une baisse des taux d’intérêt survenant en mars aux États-Unis, les marchés ont abaissé leurs prévisions à une probabilité de 50%. En revanche, ils sont sûrs à 100% d’un abaissement survenant en mai, et les taux sont censés tomber à 4,0% d’ici la fin de l’année. Le thème de la baisse des taux d’intérêt reste donc une thèse d’investissement fondamentale pour 2024, mais nous devons prendre en compte le scénario selon lequel les baisses de taux pourraient être beaucoup moins importantes et moins fréquentes que l’euphorie de la fin de l’année 2023 ne pouvait donner à penser.
Et comment, l’Amérique!
Une autre hypothèse pour 2024 est que l’exceptionnalisme des États-Unis poursuivra sur sa lancée. L’économie américaine a enregistré un taux de croissance «réel» annualisé de 3,3% au quatrième trimestre (T4). Cela représente un taux de 2,5% sur une année. En termes nominaux, les États-Unis ont progressé à un rythme de 6,26%, contre plus de 9% en 2022 et plus de 10% en 2021. En dollars courants, l’économie américaine s’est renforcée de 28% depuis la fin de 2020. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les actions se soient bien comportées (10% de rendement total annualisé au cours des trois dernières années) et que le dollar soit fort. La plupart des Européens qui se rendent aux États-Unis en reviennent avec l’impression que le pays est en plein essor. Il a déjoué les prévisions selon lesquelles la politique monétaire de la Federal Reserve (Fed) allait entraîner une récession. À moins que les données chiffrées n’indiquent un basculement majeur de tendance, où réside la nécessité d’abaisser sensiblement les taux d’intérêt?
Qu’est-ce qui est vrai dans tout cela?
À ce stade, un scénario de réglage fin pourrait s’avérer être la voie à suivre pour la Fed. L’inflation des prix à la consommation de base était légèrement inférieure à 4,0% au quatrième trimestre 2023. C’est le double de ce que la Fed souhaiterait voir. L’inflation est cependant inférieure au pic de 6,6% atteint en septembre 2022, tandis que le taux des fonds fédéraux a gagné 225 points de base (pb). Conséquence: les taux d’intérêt réels à court terme s’élèvent à 1,6%, alors qu’ils se trouvaient à -6% lorsque la Fed a entamé son processus de resserrement monétaire. Ce sont les taux les plus élevés depuis la situation précédant la crise financière mondiale de 2008, et les taux réels devraient encore augmenter au fur et à mesure que l’inflation de base reculera au cours des prochains mois. Si la Fed juge le niveau des taux réels trop élevé, elle pourrait ressentir le besoin de procéder à un ajustement. Or, et bon nombre d’entre vous préféreraient ne pas l’entendre, il pourrait être fondamentalement plus indiqué d’avoir des taux courts réels proches de 2,0% lorsque l’économie fonctionne encore à plein régime. Avant la crise de 2008-2009, les taux courts réels évoluaient dans une fourchette de 0 à 4%. Dans les années 1990, lorsque l’économie américaine connaissait une longue période de croissance soutenue, les taux d’intérêt à court terme corrigés de l’inflation se situaient entre 3 et 4%.
Normal, en somme
Savoir s’adapter à un monde de taux d’intérêt normalisés est également un thème d’investissement central. En se basant sur un horizon de cinq ans, les marchés des taux d’intérêt anticipent une baisse des taux américains à 3,75%-4,0% et des taux européens à 2,25%-2,5%. Personnellement, je perçois un mode de penser biaisé par les événements récents dans la façon dont les marchés voient les choses - nous venons de traverser une décennie, ou plus, de répression financière et de taux d’intérêt réels négatifs - et cela signifie que d’aucuns risquent d’avoir anticipé des prix trop élevés. Concrètement, cela veut dire que par rapport aux niveaux actuels, il ne reste pas une grande marge de manœuvre pour une baisse des revenus obligataires à moyen et long terme. Si je reviens à mon modèle de base qui, sur une période de moyen terme, ajuste les rendements du Trésor à 10 ans à la croissance moyenne du PIB nominal, le marché serait proche de sa juste valeur. Aux États-Unis, la croissance nominale devrait se situer autour de 4,0% en 2024, avec un niveau plus élevé durant le premier semestre. Si la Fed fait preuve de prudence, les rendements à moyen terme devraient se situer dans une fourchette de cet ordre. Pour le marché des bons du Trésor américain, le rendement total implicite devrait se situer autour de 4 à 5%.
Se tourner vers le crédit
S’accommoder de taux plus élevés est à la fois un thème et une nécessité pour les investisseurs. Le maintien des taux à ce niveau n’est possible que parce que, du moins aux États-Unis, l’économie s’avère plus forte que ce à quoi s’attendaient les prévisionnistes. Cela débouche sur un taux d’intérêt réel d’équilibre plus élevé. À son tour, ceci conduit à des rendements plus élevés sur les actifs porteurs d’intérêts. Voilà pourquoi j’apprécie le crédit en tant que classe d’actifs pour 2024. Une économie qui croît à un rythme régulier et qui est capable de supporter le niveau actuel des taux d’intérêt produit un effet combiné favorable au crédit. Aux États-Unis comme en Europe, le rendement des indices ‘investment grade’ est assez proche des taux de trésorerie ou des revenus provenant des bons du Trésor à court terme. Par conséquent, il est légitime de se demander si les investisseurs devraient prendre des risques de crédit et de durée sur les marchés du crédit alors que les liquidités permettent d’obtenir un rendement équivalent. Ce à quoi je réponds qu’il faut intégrer l’optionnalité à ce raisonnement. Si les taux officiels sont plus bas, il n’y a pas de plus-value sur les liquidités, juste une rémunération plus faible. En revanche, si cela entraîne une baisse des rendements obligataires, les investisseurs bénéficieront de plus-values sur le capital. En raison de l’effet composé, et aux niveaux actuels, les marchés du crédit offrent un champ de possibilités plus large en termes de rendements durables. Sur les marchés du crédit en euros et en livres sterling, le crédit offre des revenus supérieurs de 130 à 150 points de base au rendement des obligations d’État dans la tranche du marché aux échéances comprises entre quatre et dix ans. Les obligations à haut rendement offrent encore davantage, et des excédents de rendement peuvent être obtenus en prenant moins de risque de duration que sur le marché des placements de type ‘investment grade’.
La tendance haussière va-t-elle se poursuivre?
Une baisse des taux reste possible, ce qui réduirait l’attrait relatif des liquidités par rapport au crédit, en particulier le crédit à court terme sur les marchés de type ‘investment grade’ et ‘haut rendement’. Toutefois, nous devons nous adapter à un monde où les taux d’intérêt (et les rendements obligataires) sont plus élevés qu’au cours des dernières années, ce qui plaide en faveur d’une plus grande pondération générale des titres à revenu fixe, en mettant l’accent sur la génération de revenus. Dans le même temps, une économie américaine forte pourrait se montrer plus endurante en réussissant un super atterrissage en douceur, façon «Boucles d’Or». Ce serait une bonne chose pour le crédit, mais peut-être aussi pour les actions. Le S&P 500 a atteint un nouveau point culminant cette semaine. Jusqu’à présent, la plupart des marchés boursiers ont connu une légère hausse en janvier, mais le secteur américain des technologies de l’information (TI) se distingue avec un rendement total de 7%. Dans les résultats déjà publiés du quatrième trimestre aux États-Unis, le secteur des technologies de l’information affiche une croissance des bénéfices de plus de 6%, contre -1,9% pour l’ensemble du marché. L’intelligence artificielle (IA) n’a pas seulement fait les gros titres de l’année dernière, elle occupera le devant de la scène encore plusieurs années, en continuant à impliquer que la surpondération du secteur technologique américain pourrait rester une stratégie gagnante. Les actions, dans leur ensemble, sont en revanche dans une situation plus délicate. Les prévisions de bénéfices pour 2024 ont été revues à la baisse. Or, une croissance nominale plus faible signifie qu’il est plus difficile d’obtenir une forte progression des bénéfices. D’où un rapport plus équilibré entre les obligations et les actions.
Thèmes et risques
Comme je l’ai indiqué au début, il y a beaucoup de bavardages sur ce qui pourrait se produire, et je viens d’y rajouter le mien. Faute de boule de cristal, je préfère me concentrer sur les revenus du marché obligataire, notamment sur le haut rendement qui devrait continuer à produire des rendements totaux élevés dans un cycle de défaillance encore gérable, de même que sur les bénéfices boursiers de qualité, avec une exposition aux dividendes en Europe et au Royaume-Uni, ainsi que sur l’exposition à la croissance des actions technologiques américaines. Je suis sûr que tous les lecteurs ont l’esprit fortement occupé par les risques de baisse, découlant principalement des événements géopolitiques et, quoique dans une moindre mesure, des erreurs politiques commises (excès de rigueur monétaire, trop de laxisme budgétaire). Les événements géopolitiques peuvent perturber le commerce et les prix mondiaux, tout en affectant le sentiment des investisseurs. Trump 2.0 constituerait un défi pour l’inflation américaine, les taux d’intérêt et les perspectives d’emprunt du gouvernement, sans oublier les incertitudes qu’il créerait dans les cercles diplomatiques mondiaux. À l’heure qu’il est, il est impossible de canaliser toutes ces incertitudes dans une décision de placement, mais nous devons rester attentifs aux économies, aux secteurs d’activité et aux entreprises susceptibles d’être directement concernés par les retombées d’une escalade du conflit en Ukraine ou au Proche-Orient, ou par un renforcement du populisme et du protectionnisme.
Et si la situation ne pouvait que s’améliorer?
Nous pensons aux risques de baisse. Allez, c’est une nouvelle année! Voulez-vous jouer au jeu «Fantasy Good Times»? Qu’est-ce qui pourrait nous surprendre en prenant un tournant favorable? Commençons par les prévisions concernant l’inflation. Regardez ce qui est en train de se passer au niveau des prix à la production. L’indice de la demande finale des prix à la production aux États-Unis n’a augmenté que de 1,0% par rapport à l’année précédente. Dans de nombreux pays de la zone euro, l’inflation des prix à la production est négative. Une fois que les composantes à évolution lente des indices d’inflation auront baissé, par exemple le logement, les taux d’intérêt globaux pourraient rapidement tomber au niveau visé par les banques centrales. L’inflation pourrait-elle surprendre à la baisse? Si tel est le cas, les réductions de taux d’intérêt pourraient avoir une portée plus significative que ce que j’ai suggéré plus haut. Elles pourraient encourager des flux de transfert des fonds du marché monétaire vers les actifs à risque, ce qui conduirait à une nouvelle phase de marché haussier pour les actions. Et tout cela se déroulerait avec une croissance économique solide en toile de fond.
Peut-être devrions-nous laisser libre cours à notre imagination: Et si les démocrates proposaient une alternative à Joe Biden pour s’assurer que Donald Trump ne gagne pas en novembre? Cela pourrait conduire à une Amérique moins repliée sur elle-même, capable d’intervenir en Ukraine et au Moyen-Orient de manière positive et diplomatique. Même les relations sino-américaines pourraient s’en trouver améliorées, étant donné que la Chine a grand besoin d’annoncer de bonnes nouvelles à sa population. De meilleures relations entre les États-Unis et la Chine seraient certainement une bonne chose pour la stabilité et la prospérité mondiales. Il existe par ailleurs un besoin commun de coopération pour bien gérer l’essor de l’IA. Plus près de chez nous (du moins en ce qui me concerne), un changement de gouvernement au Royaume-Uni semble probable. Il serait bon qu’il soit suivi d’une attitude plus positive à l’égard de l’Union européenne (UE), avec pour objectif de revenir sur une partie de la législation qui a rendu l’accès au marché unique plus difficile pour les entreprises britanniques. Certes, le parti travailliste ne s’est pas engagé à réintégrer l’UE, mais il serait possible de réaliser un grand nombre de choses positives pour les perspectives économiques et le marché des actions du Royaume-Uni. Une autre perspective, peut-être plus probable, est celle d’une reprise économique en Chine, rendue possible grâce à de nouvelles mesures de relance et à une amélioration progressive de la confiance des consommateurs. Le marché boursier chinois a traversé une période affreuse. Une performance plus positive de sa part pourrait constituer une des bonnes surprises de l’année 2024.
Le mal coûte plus cher que le bien
Les chances de voir tous ces évènements se produire sont minces. Mais nous ne pouvons pas exclure quelques phénomènes non-linéaires, tant du côté positif que du côté négatif. Actuellement, une option de vente sur le S&P 500 à un prix d’exercice de 3’800 dans un an vaut au moins trois fois plus cher qu’une option d’achat à un prix d’exercice de 6’000. Le marché est donc disposé à payer davantage pour une protection contre les baisses que pour un potentiel de hausse. Les bons scénarios sont moins chers parce qu’ils sont censés être moins probables. Un peu comme si Manchester United pouvait remporter un titre dans un avenir pas si lointain! Bien que l’espoir soit fragile, il renaît éternellement!