Trois scénarios Ukraine-Russie et valeurs de recouvrement obligataire

Carlos de Sousa, Vontobel

4 minutes de lecture

Le facteur critique pour les investisseurs obligataires dépendra des décisions politiques relatives aux sanctions.

En bref:
  • Les sanctions américaines actuelles contraindraient la Russie à un défaut souverain après le 25 mai, malgré la forte volonté et la capacité de paiement de ce pays (bien que des prolongations de délai soient possibles du côté américain).
  • La plupart des sociétés russes émettrices sont des exportateurs non sanctionnés et présentent un faible effet de levier et d’importants actifs étrangers. La plupart d’entre elles devraient continuer à assurer le service de leur dette extérieure.
  • L’Ukraine a fait preuve d’une forte volonté d’éviter le défaut de paiement et peut continuer à assurer le service de sa dette extérieure grâce à l’importante aide financière apportée par l’Occident. Toutefois, une restructuration ne pourra être évitée que si la guerre est relativement courte.
  • Nous présentons trois issues possibles pour le conflit et les valeurs de recouvrement associées pour les obligations de toutes les parties impliquées.
  • Nous espérons vivement une fin rapide de la guerre, car cela réduirait au minimum ce qui constitue déjà une crise humanitaire et des pertes de vies tragiques.

Dans cet article, nous nous concentrons sur ce que nous considérons comme les trois scénarios les plus probables de la manière dont la guerre pourrait se terminer, tout en reconnaissant que chacun de ces scénarios stylisés comporte également de multiples variantes. Ce cadre nous permet de penser clairement aux valeurs de recouvrement potentielles des obligations russes, ukrainiennes et biélorusses. Comme toujours, nos probabilités subjectives seront réévaluées selon l’évolution des faits sur le terrain.

Scénario 1: Accord de paix à court terme (probabilité de 35%)

La Russie et l’Ukraine sont actuellement engagées dans des négociations en vue d’un accord de paix. Il semble que les parties impliquées ne soient pas encore disposées à un compromis immédiat, mais un accord dans les deux prochains mois semble plausible. Les détails doivent encore être définis, mais sur la base des informations publiquement accessibles, il est envisageable que la Russie accepte de retirer ses troupes d’Ukraine en échange de l’abandon par cette dernière de ses ambitions d’adhésion à l’OTAN, de la reconnaissance de la Crimée comme appartenant à la Russie et de la limitation de la taille future de son armée.

Une sorte d’accord de Minsk III serait nécessaire pour résoudre la lutte avec les séparatistes ukrainiens dans le Donbass et le Louhansk, un conflit qui dure depuis 2014. L’Ukraine pourrait éventuellement reconnaître les Républiques populaires indépendantes du Donbass et du Louhansk (RPD et RPL) sous la protection de soldats de la paix russes. Autrement, la RPD et la RPL pourraient se voir accorder une certaine indépendance au sein de la souveraineté de l’Ukraine. Dans les deux cas, l’Ukraine préserverait la majeure partie de son intégrité territoriale.

  • L’Ukraine évite le défaut de paiement ou procède à une restructuration favorable au marché. Une telle évolution serait possible grâce à l’importante aide financière actuellement fournie par les partenaires occidentaux qui a, jusqu’à présent, permis à l’Ukraine de continuer à assurer le service de sa dette extérieure. Cette importante aide financière permettra également une reconstruction rapide de la nation. Par exemple: l’économie de l’Irak a connu une croissance cumulée de 178% en 2003 et 2004 après l’invasion de 2003, celle du Koweït s’est accrue de 147% dans les deux années qui ont suivi l’invasion de 1991. La valeur de recouvrement des obligations souveraines de l’Ukraine pourrait se situer entre 70% et 100% selon qu’il y ait ou non une restructuration.
  • La Russie pourrait également éviter le défaut de paiement sous réserve d’un éventuel allègement des sanctions. Jusqu’à présent, les souverains et les entreprises russes ont démontré leur volonté et leur capacité à éviter le défaut de paiement, mais les sanctions américaines actuelles empêcheraient les détenteurs d’obligations de recevoir les remboursements des obligations souveraines après le 25 mai 2022 (voir la Licence générale 9A de l’OFAC ). Si l’accord de paix est conclu avant cette date et qu’il est acceptable pour les États-Unis, il est possible que ces sanctions ainsi que d’autres sanctions économiques soient allégées, permettant ainsi au souverain russe d’éviter le défaut de paiement. Mais cette possibilité est loin d’être donnée et il appartient aux États-Unis d’en décider. Si la Russie parvient à obtenir un allègement des sanctions pour éviter le défaut de paiement à la suite d’un accord de paix satisfaisant, nous pourrions alors nous attendre à ce que le Bélarus évite également le défaut de paiement.
  • La grande majorité des sociétés émettrices russes évitent le défaut de paiement. Seules quelques sociétés émettrices dont les revenus sont gravement compromis pourraient procéder à des restructurations favorables au marché avec des valeurs de recouvrement élevées.
Scénario 2: Une guerre qui se prolonge (probabilité de 45%)

La guerre pourrait se poursuivre pendant plusieurs mois si les parties impliquées ne parviennent pas à conclure un accord de paix à court terme. L’Ukraine subirait ainsi des dommages infrastructurels et humanitaires beaucoup plus importants. La Russie renforcerait probablement son contrôle territorial sur l’Ukraine, obligeant cette dernière à renoncer à une part importante de son intégrité territoriale. Certaines variantes de ce scénario pourraient voir l’Ukraine divisée en deux, la Russie contrôlant l’est de l’Ukraine et un gouvernement démocratique légitime contrôlant l’ouest de l’Ukraine.

  • L’Ukraine restructure sa dette extérieure; la reprise est très incertaine. Le redressement des obligations souveraines de l’Ukraine dépendra du degré de préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ainsi que de la durée de la guerre, ce qui déterminera le degré d’endommagement des infrastructures ainsi qu’une perte probablement importante de capital humain principalement due à la migration.
    - Dans le cas le plus optimiste de ce scénario, l’Ukraine préserverait la majeure partie de son intégrité territoriale et l’importante aide financière des partenaires occidentaux permettrait un redressement rapide. Une restructuration favorable au marché permet une reprise entre 50% et 70%.
    - Dans le cas le plus pessimiste de ce scénario, l’Ukraine perdrait une grande partie de son territoire. Le redressement le plus faible d’une restructuration souveraine dans l’histoire récente a été celui de l’Irak après l’invasion de 2003, où les créanciers du Club de Paris ont accepté une décote de 80% du principal. Nous considérons cela comme une limite inférieure pour l’Ukraine.
  • La Russie souveraine risque de faire défaut après le 25 mai. Si le conflit se poursuit pendant des mois, nous pensons que les États-Unis seront moins enclins à prolonger le délai imposé par la Licence générale 9A, qui empêcherait les détenteurs d’obligations de recevoir des paiements même si la Russie reste disposée à payer et en mesure de le faire. Le Bélarus est financièrement dépendant de la Russie: nous ne voyons donc aucune raison pour que le premier évite le défaut de paiement si le second est contraint de cesser de payer.
    - Aucune restructuration en vue. Les sanctions américaines à l’encontre du ministère des finances, de la banque centrale et du fonds national de la Russie resteraient en place, ce qui empêcherait le pays souverain de restructurer ses dettes dans un avenir prévisible. Les obligations souveraines du Venezuela, qui se trouvent dans une situation similaire, se négociaient autrefois entre 20 et 30 cents d’un dollar après le défaut souverain de novembre 2017.
    - Une récession profonde mais pas un effondrement à la vénézuélienne. L’économie russe tombera inévitablement dans une profonde récession cette année, mais un effondrement économique comme ceux observés au Venezuela et au Liban semble hautement improbable dans une économie qui, jusqu’à présent, avait été bien gérée, présentant des niveaux d’endettement très faibles et un double excédent (budgétaire et extérieur). Nous pensons donc que ce scénario de défaut à long terme a déjà été largement pris en compte.
    - La plupart des sociétés émettrices russes évitent toujours le défaut de paiement. Les sanctions économiques affecteront les revenus des sociétés émettrices russes, mais étant donné que la plupart d’entre elles sont exportatrices, ont un faible effet de levier et détiennent des actifs à l’étranger qui pourraient être saisis par les créanciers, nous pensons que la plupart d’entre elles éviteront le défaut de paiement. Les entreprises dont la part des revenus intérieurs est importante et celles qui voient leurs exportations fortement réduites par les sanctions devront se restructurer, mais nous prévoyons que les restructurations favorables au marché prévaudront.
Scénario 3: Une Ukraine contrôlée par la Russie (probabilité de 20%)

La forte résistance de l’armée et de la population ukrainiennes, ainsi que l’équipement militaire constant fourni par l’Occident, rendent peu probable une conquête totale de l’Ukraine, mais cette éventualité existe. Dans ce scénario catastrophe, l’Ukraine serait gouvernée par un gouvernement pro-russe illégitime. L’Ukraine serait ainsi sanctionnée et perdrait le soutien financier de l’Occident. Les trois souverains font défaut et la restructuration n’interviendrait qu’après un changement de régime. Les perspectives pour les entreprises russes sont d’autant plus incertaines que les fortes sanctions économiques sont maintenues. Nous nous attendrions à davantage de restructurations d’entreprises que dans les scénarios précédents.

Perspectives

La situation sur le terrain en Ukraine étant extrêmement fluide, les scénarios décrits ci-dessus évolueront au fur et à mesure que de nouvelles informations seront communiquées et que la diplomatie internationale se poursuivra. Nous notons que le facteur critique pour les investisseurs obligataires dépendra des décisions politiques relatives aux sanctions, aussi nous continuerons à suivre cette question de près. Nous sommes profondément attristés par le fait qu’une guerre de longue durée semble être le scénario le plus probable, mais nous gardons l’espoir qu’une solution pacifique puisse être trouvée le plus rapidement possible.

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