Pouvoir et marchés – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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En dépit de craintes divergentes et d’une course très serrée à la Maison Blanche, les institutions du pays ont démontré leur fiabilité.

Après une campagne électorale spectaculaire, considérée comme étant la plus onéreuse de tous les temps, les Américains se sont finalement rendus aux urnes pour élire un candidat à la fonction la plus puissante du monde. En dépit de craintes divergentes et d’une course très serrée à la Maison Blanche, les institutions du pays ont démontré leur fiabilité. De grands défis attendent maintenant les États-Unis et leur administration. Néanmoins, les marchés ont une façon d’appréhender le pouvoir qui diffère souvent de celle des électeurs, un phénomène qui soulève d’importantes questions pour les investissements. Quel impact l’issue du scrutin aura-t-il sur les marchés? Qu’est-ce qui changera? Qu’est-ce qui ne changera pas? Et bien sûr: comment les investisseurs suisses doivent-ils se positionner à présent? Nous exposons nos évaluations ainsi qu’un aperçu de notre allocation d’actifs à titre d’exemple.

1. Les marchés boursiers après l’élection: huit facteurs inchangés

L’élection considérée comme la plus importante de l’année vient de s’achever. Les stratèges boursiers en ont beaucoup discuté au préalable. Et maintenant? Nous allons peut-être nous retrouver dans la même situation que le Docteur Faust de Goethe. Dans la première partie de la tragédie (actuellement représentée au Schauspielhaus de Zurich devant un public limité à 50 personnes), le célèbre personnage prononce la phrase désormais proverbiale:

«Et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant!»1

Examinons donc ce qui demeurera inchangé en bourse et sur les marchés après cette élection, ainsi que les possibles évolutions. Mais précisons d’emblée que beaucoup de choses resteront probablement identiques et qu’il faut s’attendre à un nombre relativement restreint de changements. Commençons par huit facteurs qui continueront de s’imposer sur les marchés boursiers:

1.1 Ce sont les entreprises, non la politique, qui sont au coeur de l’économie

Heureusement, bon nombre d’entreprises se portent actuellement mieux que ne le laisse craindre la pandémie. Le redressement de leurs bénéfices au troisième trimestre a dépassé les attentes des analystes dans plus de 80% des cas aux États-Unis, où les recettes fiscales émanant des impôts sur les sociétés et sur le revenu augmentent à nouveau. Le niveau relativement modéré des provisions sur crédits constituées par les banques au cours du dernier trimestre témoigne également de la convalescence de celles-ci après la crise. La reprise devrait se poursuivre, mais avec des revers liés aux nouveaux confinements partiels de ce dernier trimestre. Il est tout à fait possible que les États-Unis renouent avec leur performance économique pré-pandémique dans deux ans. D’ici-là néanmoins, certaines entreprises des secteurs du voyage, du sport, de la culture et de la restauration mettront la clé sous la porte ou seront transférées à de nouveaux propriétaires. De nombreux avions demeureront cloués au sol et de nombreux bateaux de croisière resteront à quai.

1.2 Les marchés préfèrent le pouvoir partagé

La répartition politique du pouvoir entre le Sénat et le Congrès influence généralement beaucoup moins la santé des entreprises qu’on ne l’a souvent prétendu dans le cadre de la campagne électorale. De fait, les périodes d’impasse politique («gridlock») sont plus nombreuses dans l’histoire des États-Unis. Le graphique 1 illustre ce phénomène: au cours des six phases à majorité démocrate (en bleu), le S&P 500 a progressé de 56% en moyenne, contre 35% pendant les trois phases à majorité républicaine (en rouge). Et dans la période des sept phases d’impasse politique (en blanc), l’indice s’est élevé de 60%.

Nous voyons donc que les marchés, à la différence des électeurs, préfèrent le partage du pouvoir.

1.3 «Préparer, ne pas prédire»: la pandémie ne touche pas à sa fin

De nombreux investisseurs estiment faibles les risques de marché liés à une deuxième vague de pandémie. Espérons qu’ils ont raison. Leur confiance se reflète notamment dans la récente envolée des actions des compagnies aériennes et de voyage, car elle se fonde probablement sur l’espoir a) d’un vaccin, b) d’un maintien des mesures de relance budgétaires et c) d’une approche plus expérimentée de la pandémie. Ou bien prennent-ils leurs désirs pour des réalités? Qui sait? Une gestion prudente des actifs ne se base pas sur des prévisions et encore moins sur des espoirs, mais sur le judicieux principe: «préparer, ne pas prédire».

En comparant de manière pragmatique l’aplatissement de la courbe des contaminations en Asie du Nord avec la deuxième vague observée en Europe et aux États-Unis, on peut tirer deux conclusions contraires: soit l’évolution en Asie du Nord confère une lueur d’espoir au reste du monde, soit l’Europe et les États-Unis se situent à la fin de cette courbe, non à son début. Comme chacun le sait, «on n’est jamais trop prudent».

1.4 Le président de la banque centrale revêt plus d’importance pour les marchés que le président du pays

La politique monétaire américaine et mondiale restera expansionniste l’année prochaine, ce qui devrait avoir plus d’impact sur les marchés en 2021 que les grands axes de la politique économique adoptée par la nouvelle administration. Jerome Powell (67 ans), l’actuel président de la Réserve fédérale américaine (Fed), est investi d’un mandat qui durera au moins jusqu’en 2022, et il entend l’exercer dans son intégralité. Il est même possible que ce mandat soit prolongé. Powell, qui est devenu en mars 2020 le premier président de la Fed à abaisser les taux d’intérêt directeurs à zéro, a confirmé à plusieurs reprises qu’il ne les relèverait pas au moins jusqu’à la correction complète des chiffres actuels du chômage. Il ne fait aucun doute que la perspective d’une politique monétaire expansionniste confère un soutien aux marchés puisque des taux d’intérêt bas sont synonymes de valorisations élevées. Et la politique monétaire prudente d’aujourd’hui est une réelle bénédiction pour le système financier mondial.

1.5 Des niveaux élevés de liquidités dopent les marchés boursiers et la consommation

En fait, les valorisations stimulent les marchés boursiers principalement lorsque des revirements de tendance sont imminents, c’est-à-dire lors de creux comme en mars 2020 ou de sommets comme il y a vingt ans, en mars également. Dans l’intervalle, la question cruciale pour les investisseurs est la suivante: y a-t-il plus d’acheteurs ou de vendeurs? En d’autres termes, ce ne sont pas des valeurs de mesure appréciées comme le ratio cours/valeur comptable (C/VC) ou le ratio cours/bénéfices (C/B ou PER) mais bien les liquidités qui comptent parmi les facteurs les plus importants à surveiller dans des périodes comme celle-ci.

Pour anticiper la prochaine vague de liquidités plus tôt que les autres, il est donc essentiel de posséder un sens aiguisé permettant de déterminer le positionnement et les motivations des investisseurs. L’épargne liquide des ménages privés est également un facteur crucial pour la relance de l’économie. Se chiffrant actuellement à 2500 milliards de dollars aux États-Unis, elle excède encore de 1300 milliards son niveau pré-pandémique. Certes, ce montant sera probablement dépensé en grande partie pour les fêtes de fin d’année, mais un deuxième paquet de mesures de relance budgétaires en janvier devrait déverser 1000 à 2000 milliards de dollars supplémentaires sur les particuliers.

Or, comme chacun le sait, la consommation privée dans les pays industrialisés représente près de 80% de la performance économique.

1.6 Les marchés boursiers suivent des cycles courts et longs

Pour surveiller les cycles boursiers à long et à court terme, les gestionnaires d’actifs doivent souvent changer de perspective, un principe qui restera valable à l’avenir. C’est ainsi que d’après les statistiques, les actions américaines cessent souvent de surperformer dans les trois à six mois qui suivent une élection présidentielle, que les démocrates ou les républicains soient aux commandes. Mais les cycles de plusieurs années sont particulièrement importants, et les investisseurs qui parviennent à les évaluer correctement détiennent un avantage certain. Entre dans cette catégorie, par exemple, le derby entre les stratégies axées sur la «valeur» et celles orientées sur la «croissance», ces dernières ayant été gagnantes au cours des dix dernières années. Et si nous examinons le cycle à long terme de la hausse et de la baisse des principales places boursières du monde, on constate que celles-ci ont affiché des évolutions très diverses au cours des dernières décennies:

  • Les années 1980 ont été marquées par la montée en flèche de la bourse japonaise. Un ouvrage intitulé «Le sourire silencieux du vainqueur» s’est retrouvé parmi les bestsellers économiques à l’époque. La capitalisation du Nikkei est passée de 5 à 40% de celle du marché mondial dans les années 1990. Mais les sociétés composant cet indice n’ont jamais réalisé plus de 7% des bénéfices des entreprises mondiales.
  • Les années 1990 ont été témoins de la fin de la guerre froide et de l’Union soviétique, ainsi que d’un réveil historique de l’Europe, stimulé par la réunification de l’Allemagne et par l’intégration économique du vieux continent. L’infrastructure de communication de ce dernier a pris une nette avance sur celle des États-Unis. L’Internet a vu le jour au CERN à Genève, et les pionniers mondiaux du secteur des TMT, Nokia et Ericsson, étaient des sociétés scandinaves. Rien d’étonnant donc à ce que les marchés boursiers européens aient largement dominé leurs homologues américains au cours de cette décennie. En 1999, un euro valait encore 1.60 franc suisse. Il régnait alors un enthousiasme dont il ne reste pas grand-chose aujourd’hui.
  • Dans les années 2000, ce sont les places boursières des pays émergents qui ont eu le vent en poupe. L’ouverture de la Chine et son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont suscité de grands espoirs. L’épopée des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) a impressionné la communauté internationale et façonné leur politique et leurs marchés. L’avenir semblait leur appartenir grâce à une constellation favorable de facteurs démographiques, économiques, sociaux et politiques. Des investisseurs du monde entier se sont rués sur leurs places boursières en plein essor, les rendant les plus performantes de la décennie.
  • Les années 2010, celles qui ont suivi la grande crise financière, ont été nettement dominées par les marchés boursiers américains. Les investisseurs ont réalisé que les espoirs placés dans les BRIC étaient exagérés et que l’économie de l’UE était repliée sur elle-même de manière sclérosée, aux prises avec un marché de l’emploi rigide et une union monétaire problématique. L’ancienne avance technologique de l’Europe a été supplantée par le triomphe mondial de la Silicon Valley et des «cinq fantastiques» américains. Tandis que les banques outre-Atlantique ont opéré un grand nettoyage après la crise financière, les banques de la zone euro ont renoncé à augmenter leur capital. Aujourd’hui encore, la plus grande économie européenne repose sur les moteurs à combustion, tandis qu’aux États-Unis et en Chine, les marchés boursiers préfèrent investir dans la numérisation, l’électromobilité et les énergies renouvelables. Seule la bourse helvétique a pu se soustraire au marasme qui paralysait les marchés boursiers des pays voisins. Elle a été la plus performante d’Europe au cours de la dernière décennie. La leçon à en tirer est aussi simple (en apparence) qu’importante: les marchés boursiers affichent des cycles longs et des cycles courts. Et si nous ratons un revirement de tendance, il est d’autant plus important de participer au cycle suivant. Cela requiert essentiellement trois choses: une grande souplesse mentale, une bonne ouverture d’esprit et un processus de placement très sensible. L’élection américaine ne constitue pas un tournant à elle seule, mais elle nous rappelle, de même que sa date dans le calendrier, l’importance de regarder au-delà de l’horizon et de se projeter dans la décennie à venir. Il est tout à fait possible que nous nous retrouvions à l’aube d’un nouveau cycle.

1.7 Être investi compte plus que le timing

«Faire le va-et-vient vide les poches». Ce dicton boursier reflète l’impossibilité pratique de gérer un portefeuille comme on pilote un hors-bord sur une mer agitée. Pour réussir, les investisseurs ont besoin d’une stratégie claire et de patience. Ils doivent être capables de garder le cap même lorsque les vagues sont hautes, car les primes de risque (le secret apparemment anodin des investisseurs performants) appartiennent aux acteurs qui réfléchissent à long terme et qui agissent de manière circonspecte et stratégique. C’est d’ailleurs aussi l’une des raisons pour lesquelles les investissements de premier ordre dans le private equity continuent à générer des rendements supérieurs à ceux des placements dans les titres cotés liquides2.

1.8 Diversification et processus rigoureux: plus que jamais incontournables

Nous le savons bien, mais ce qui est si facile à dire est parfois oublié dans les périodes de tourmente: la diversification des risques et le respect d’une stratégie sont les clés du succès. Ce principe est particulièrement important pour les investisseurs privés qui gèrent eux-mêmes leurs placements. Et 2021 ne fera pas exception à la règle, car les investisseurs seront à nouveau aux prises avec leurs émotions et auront parfois besoin de nerfs d’acier. C’est précisément dans de telles circonstances qu’une bonne diversification et un processus solide sont utiles, comme ce fut le cas en 2020, et comme c’est en fait le cas année après année.

2. Nouvelles impulsions de Washington: ce qui pourrait changer

La nouvelle administration américaine sera confrontée à des tâches importantes, voire gigantesques. Elle s’efforcera d’obtenir ses premiers succès et de poser quelques jalons déterminants dès le début de 2021. Outre la lutte contre la pandémie, elle mettra principalement l’accent sur l’économie, mais aussi sur les tensions sociales au sein des États-Unis et sur la géopolitique. Il est fort possible que la priorité accordée, selon toute probabilité, aux nouveaux emplois pèse sur le dollar en raison du gonflement du double déficit qui y sera lié.

La faiblesse du billet vert pourrait doper davantage encore la surperformance relative des marchés émergents, en particulier ceux d’Asie du Nord. Les mesures de relance budgétaires sont également susceptibles d’inciter les investisseurs à délaisser plus rapidement les stratégies de «croissance» au profit des «titres de valeur» et d’exercer une pression à la hausse sur les rendements des marchés des capitaux, même si ceux-ci restent bas à long terme sous l’effet de la politique monétaire américaine et de la soif de rendement des fonds de pension. De manière générale, les marchés boursiers en dehors des États-Unis pourraient tirer profit de cette évolution du dollar et des styles de placement. Dans ce contexte, nous conservons notre préférence pour les actions d’Asie du Nord et d’Allemagne, qui s’est révélée judicieuse jusqu’à présent.

3. Évaluations actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

1. Turbulences à court terme, opportunités à long terme

Nous restons confiants dans notre stratégie de placement, qui a fait ses preuves en cette période de crise. Le redressement des marchés financiers mondiaux devrait se poursuivre à long terme, mais nous ne sommes pas pressés de réinvestir nos récentes prises de bénéfices. Bien que les institutions américaines aient démontré leur fiabilité en dépit de l’agitation et des polémiques, les risques accrus liés à la deuxième vague de la pandémie incitent à la prudence.

Quoi qu’il en soit, nous estimons que les marchés financiers devraient continuer à se redresser ces six à douze prochains mois, et ce pour plusieurs raisons: les confinements actuels sont mieux ciblés et moins synchronisés à l’échelle mondiale.

Par ailleurs, ils ne sont pas aggravés par la fermeture des frontières, un facteur particulièrement favorable pour les entreprises ayant des chaînes d’approvisionnement internationales. En outre, l’Asie du Nord, qui assure plus du tiers de la production industrielle du globe, est sur la voie du redressement, ce qui soutient la demande mondiale, contrairement à ce qui s’est passé en mars dernier. Bien que les mesures de confinement actuelles assombrissent le quatrième trimestre, elles devraient favoriser la reprise au printemps prochain. Et la perspective d’un soutien budgétaire supplémentaire apaise, par rapport au printemps 2020, les incertitudes des consommateurs et des entreprises en matière de planification et d’investissement.

En résumé, nous faisons preuve d’une confiance prudente sur la base de notre solide stratégie de placement, grâce à laquelle nous sommes largement diversifiés et bien positionnés pour opérer des achats à l’occasion de corrections.

2. Aperçu de notre allocation actuelle des actifs

Le tableau 1 présente un exemple de notre allocation actuelle des actifs dans un portefeuille au profil de risque pondéré, ainsi que nos sous-pondérations et surpondérations relatives.

S’agissant des actions, nous misons toujours sur la durabilité. En outre, nous préférons les valeurs cycliques, mais aussi les titres de régions telles que l’Asie du Nord et l’Allemagne. Dans le segment obligataire, nous maintenons la sous-pondération des emprunts d’État ainsi que la surpondération des obligations investment grade et des pays émergents en monnaie forte. Enfin, nous réitérons notre préférence pour les matières premières, car elles devraient également tirer profit de la reprise économique en 2021.

 
1 Johann Wolfgang von Goethe, «Faust» (première partie), 1808, scène: «La nuit», Faust dans sa chambre
2 Les performances antérieures et les scénarios élaborés pour les marchés financiers ne sont pas des indicateurs fiables des résultats futurs

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