Poussée de dopamine et faiblesse du dollar – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

6 minutes de lecture

Faire du shopping peut nous rendre heureux, mais aussi dépendants, car il est pratiquement impossible d’assouvir notre soif d’hormones du bonheur.

C’est ainsi que la stimulation de la consommation aux États-Unis induit non seulement des sentiments de satisfaction, mais aussi une reprise conjoncturelle en forme de V. Néanmoins pas pour tout le monde. Elle creuse également les écarts entre les gagnants, les survivants et les perdants sur le plan économique. Par ailleurs, elle précipite le déficit budgétaire et celui de la balance courante outre-Atlantique dans de nouveaux abysses. Enfin, par le biais de l’affaiblissement du billet vert, elle fait supporter une partie des coûts de la relance aux investisseurs internationaux. Nous exposons les perspectives du dollar pour ces derniers, ainsi que les décisions les plus récentes du Comité de placement du Credit Suisse.

1. Shopping, dopamine et sentiment de bonheur: ce qui stimule l’économie américaine

Le shopping présente de nombreux avantages, le principal étant peut-être de nous faire secréter beaucoup de dopamine, l’une des hormones du bonheur. La sérotonine et la dopamine sont d’importants messagers chimiques pour la transmission de signaux entre les neurones (neurotransmetteurs) que notre corps libère lorsque nous vivons une expérience positive. Elles sont assorties d’une sorte d’effet de récompense. Ce phénomène peut se produire lorsque nous pratiquons un sport, partons en randonnée, rencontrons de bons amis ou bien encore lorsque nous faisons du shopping. Or, il se trouve que notre cerveau a un appétit presque insatiable pour cette hormone du bonheur. Le corps se souvient de la satisfaction ressentie, ce qui provoque une sorte de rétroaction et nous incite à répéter les actions qui nous rendent heureux. Les campagnes publicitaires ou les médias sociaux nous promettent du bonheur si nous achetons les produits proposés. C’est ainsi que fonctionne «l’économie de la dopamine»: avec des boucles de rétroaction résultant d’une interaction constante, de la création ou de l’anticipation de souhaits, de bons déclencheurs et de la récompense procurée par des expériences positives. Dans son ouvrage intitulé «Hooked: comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes», le comportementaliste américain Nir Eyal explique comment cette économie de la dopamine se réinvente en permanence1. Parmi les importantes conditions cadres de ce mécanisme figure le fait que la consommation privée représente 70 à 80% de la performance économique dans les pays industrialisés, selon les données de la Banque mondiale. C’est pourquoi la stimulation de la demande y est souvent l’allié et le soutien le plus fiable des programmes de relance économique. En effet, la dopamine libérée par le shopping n’accroît pas seulement la bonne humeur mais refoule également la mauvaise. Elle est, pour ainsi dire, une sorte de panacée universelle.

Et la soif d’expériences de consommation stimulantes peut se transformer en une véritable addiction.

En résumé, le shopping rend beaucoup de gens heureux, et les achats en ligne procurent même une double satisfaction: d’abord lorsque nous «cliquons», puis lorsque le livreur sonne à la porte, ce qui fait également le bonheur de nombreuses sociétés de logistique comme FedEx. Selon ses propres dires, ce géant américain a transporté cet été 16,5 millions de colis par jour rien qu’aux États-Unis, augmentant ainsi son chiffre d’affaires trimestriel de 60% en comparaison annuelle. D’après ses prévisions, il devrait même acheminer quotidiennement 100 millions de paquets d’ici à 2023.

Mais comment un tel boom de consommation a-t-il été possible malgré la pandémie, le chômage et la fermeture des entreprises? C’est très simple: en mai déjà, nous avions signalé ici que l’épargne forcée pendant la période de confinement et les aides d’État avaient permis aux ménages privés suisses de mettre de côté quelque francs en moyenne depuis le début de la crise. Ce phénomène a été encore plus prononcé aux États-Unis, où les compensations ont atteint des sommets en comparaison internationale. Selon le Bureau of Economic Analysis, l’épargne privée est passée de 1200 à 6400 milliards de dollars pendant la période de confinement, un record historique. Néanmoins, comme le montre le graphique 2, 4000 milliards ont déjà été dépensés, parce que le shopping peut être contagieux, voire créer une addiction. Mais tout le monde n’en profite pas de la même manière. Si les gens ont pour la plupart annulé leurs voyages, ils ont beaucoup dépensé pour l’aménagement de leur domicile ou l’acquisition d’une nouvelle voiture. Ils se sont également adonnés à des activités dont ils avaient été longtemps privés, se rendant par exemple dans leur restaurant ou leur casino préféré, comme l’illustrent les graphiques 3 à 7.

Bien que l’épargne privée soit à présent retombée à 2400 milliards de dollars, elle reste nettement supérieure à son niveau du début de l’année. Et il y a de bonnes raisons pour que le boom de la consommation se poursuive encore un certain temps. Non seulement la période de Noël approche, mais les salaires augmentent (de 5,5% en septembre par rapport au même mois de 2019 selon le Bureau of Labor Statistics), des emplois sont créés (augmentation de 8,4% depuis avril), et un nouveau plan de relance de 2000 à 3000 milliards de dollars en faveur des ménages privés semble possible sur le plan politique. Enfin, la prochaine administration américaine devrait opérer des investissements supplémentaires dans les infrastructures, ce qui créera également des emplois et procurera des revenus. C’est pourquoi la Réserve fédérale d’Atlanta, dans ses prévisions «GDPNow» pour le troisième trimestre, s’attend à une croissance économique d’au moins 35% (taux annuel corrigé des variations saisonnières)2. Voilà qui correspond à une forte reprise en V!

Étudions quelques graphiques éloquents à cet égard:

La fréquentation des restaurants augmente à nouveau au détriment des plats à emporter. Alors que les dépenses pour un repas avaient diminué de 47,5% entre février et avril aux États-Unis, elles ont augmenté de 69% à présent, mais restent inférieures de 11% au niveau de janvier 2020:

Si les parcs d’attractions sont encore boudés, beaucoup viennent tenter leur chance dans les casinos. Après la période de confinement, le chiffre d’affaires de ces derniers a quadruplé aux États-Unis, passant de 31 à 124,5 milliards de dollars:

2. Dépréciation du billet vert: le prix du consumérisme?

Quatre facteurs signalent souvent la dépréciation (ou, à l’inverse, la hausse) d’une monnaie: 1) le niveau relativement bas des taux d’intérêt réels, 2) le déficit croissant de la balance des opérations courantes, 3) le recul des investissements étrangers et 4) la baisse de la productivité. Or, il se trouve que les trois premiers facteurs au moins s’appliquent à l’évidence aux États-Unis.

En outre, la vieille politique protectionniste, qui préfère l’affaiblissement de la monnaie du pays au profit de l’économie nationale, suscite à nouveau l’intérêt des dirigeants, car l’idée populaire selon laquelle une dévaluation compétitive de la monnaie permet de résoudre les problèmes économiques structurels (tels qu’une dette publique élevée) est tenace. Certes, une dépréciation du dollar (comme ce fut le cas dans les années 1930 et 1970) ferait supporter aux investisseurs étrangers une partie des coûts de la relance américaine, mais elle aurait aussi des effets de second tour négatifs. Quoi qu’il en soit, nous estimons toujours que plusieurs facteurs justifient notre sous-pondération du dollar:

  1. Double déficit à des niveaux inédits
    Aux États-Unis, le double déficit (budgétaire et de la balance courante) augmente pratiquement plus fortement que jamais et que nulle part ailleurs actuellement.
    - Le creusement du déficit de la balance courante lié à la crise est le plus important qui ait été enregistré depuis le début de son évaluation en 1960. La cause? Ironiquement, il s’agit précisément du boom du shopping au deuxième trimestre. Alors que le nouveau protectionnisme américain était censé combler ce déficit, les mesures de relance ont eu l’effet inverse, car aux États-Unis, bon nombre de biens de consommation et de matières premières (meubles, matériaux, acier, etc.) sont encore importés de l’étranger. Au lieu de se réduire, le déficit de la balance courante est donc passé de 2,1 à 3,5% du PIB en valeur annualisée après la crise. Parmi les pays industrialisés, c’est seulement en Grèce et au Luxembourg qu’il est plus important, et parmi les membres de l’OCDE, ce sont la Colombie et la Turquie qui remportent la palme dans ce domaine à l’échelle internationale.
    - Par ailleurs, le déficit budgétaire, estimé par le Congressional Budget Office à 16% du PIB, est le plus élevé du monde avec celui du Brésil, et il pourrait même passer en tête du classement cette année encore en raison d’un deuxième plan de relance.
    - Pour pouvoir financer un tel double déficit, un pays doit attirer les capitaux soit en augmentant les taux d’intérêt (ce qui est exclu actuellement), soit en dévaluant sa monnaie. Et comme ces processus sont généralement lents, l’érosion du dollar devrait se poursuivre. Le graphique 9 illustre dans quelle mesure cela serait possible:
  2. L’orientation de la politique monétaire sape la valeur externe du dollar
    D’une part, la Réserve fédérale américaine souligne qu’un relèvement de ses taux d’intérêt directeurs est peu probable, du moins jusqu’à ce que le marché de l’emploi se soit entièrement redressé. D’autre part, elle rappelle qu’elle entend accroître l’inflation sans toucher à ses taux directeurs. Elle met ainsi en évidence qu’elle donne la priorité au soutien du marché du travail et de l’économie américaine très endettée. Dans le cas présent néanmoins, les mesures visant à aider cette dernière sont susceptibles d’affaiblir la valeur externe du dollar. Plus les investisseurs étrangers estimeront que les taux d’intérêt réels seront maintenus longtemps à un niveau négatif aux États-Unis, plus il devrait être difficile pour le billet vert de trouver de nouveaux acheteurs.
  3. Essor de monnaies rivales
    L’essor de monnaies rivales telles que le renminbi et l’émergence d’un nouvel ordre économique mondial pourraient également réduire le poids du dollar américain, comme en témoigne l’évolution des pondérations dans le panier de monnaies composant le droit de tirage spécial (DTS) du Fonds monétaire international. Alors que le renminbi n’était même pas représenté dans cet actif de réserve international lors de la création de celui-ci en 1969, sa part est à présent de 10%, tandis que celle du dollar américain est passée de 51 à 41%3. Certes, l’euro (31% du DTS) ne dispose que de modestes avantages en comparaison directe avec le dollar américain. Cependant, la balance courante de la zone euro affiche encore le plus grand excédent du monde, et la mutualisation politique des dettes en euros pendant la crise a apaisé certaines inquiétudes quant à la pérennité de l’union monétaire si impopulaire.

On peut dire en résumé que le dollar américain sera étroitement lié à l’évolution de l’ordre économique mondial au cours de la prochaine décennie. Il est tout à fait possible que les monnaies asiatiques s’apprécient à long terme et que cela se répercute également sur leurs marchés boursiers et leurs zones économiques. Il est également concevable que la fonction de leader mondial exercée par les marchés des capitaux américains perde de son importance, mais ce n’est pas pour aujourd’hui, plutôt pour demain et après-demain. En attendant, nous restons prudents à l’égard du dollar et couvrons environ la moitié de notre exposition aux actions américaines dans la monnaie de référence de nos clients.

3. Analyse actuelle des marchés par le Comité de placement du Credit Suisse

Au vu du redressement conjoncturel général et des risques, en particulier à l’approche des élections américaines du 3 novembre, nous restons confiants dans notre stratégie de placement actuelle. La reprise économique mondiale a de bonnes chances de se consolider, car elle est étayée par plusieurs facteurs. Les entreprises ont réussi à accroître leurs cash-flows dans la plupart des secteurs d’activité après la crise  et elles disposent des niveaux de liquidités les plus élevés depuis plusieurs décennies grâce aux conditions attrayantes sur les marchés des financements. Les États vont poursuivre activement leurs plans de relance budgétaire, non seulement en faveur des ménages privés, mais également à travers des programmes d’investissements qui devraient générer des emplois, des revenus et de la croissance. Quant à l’Asie, elle profite du fait elle est sortie de la crise en premier et que son économie tourne de nouveau à plein régime.

Notre stratégie de placement actuelle nous a bien servis et devrait continuer à le faire. Mais toute correction ou un résultat bien tranché le jour des élections américaines pourrait offrir une opportunité d’opérer des achats tactiques, notamment de valeurs cycliques et d’actions technologiques européennes et asiatiques aux valorisations avantageuses.

Sur ce, je prends congé de vous pour une semaine à l’occasion des vacances d’automne. La prochaine lettre d’information paraîtra le vendredi 23 octobre.

 

1 Nir Eyal, «Hooked: comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes», éditions Eyrolles

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