Peut-on encore oser prévoir l’inflation en zone euro?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Dans un scénario raisonnable, l’inflation changerait peu avant de refluer véritablement à partir du printemps.

Comme chaque trimestre, le staff de la BCE est en train de mettre à jour ses projections afin d’éclairer les délibérations de la BCE le 15 décembre. En septembre, sa projection médiane d’inflation partait de 9,2% à la fin 2022 pour aboutir à 2,2% à la fin 2024. Cette fois-ci, le point de départ sera un point plus haut. Cela doit-il amener à revoir le point d’arrivée? Examinons les causes de l’erreur de prévision, afin de mieux éclairer les projections des prochains mois et trimestres.

Bilan des erreurs de 2022

Premièrement, une sous-estimation du choc sur le prix des matières premières. Fin 2021, le staff de la BCE avait une hypothèse de prix du pétrole de 78$/baril pour 2022. En réalité, le prix moyen devrait avoisiner 100$, avec des pics au-delà de 120$. Cet écart est certes large mais n’a rien d’inédit. Il est arrivé dans le passé que le prix du pétrole décale d’un montant ou d’un pourcentage plus important, par exemple en 2011 lors du précédent épisode de poussée d’inflation (ayant d’ailleurs induit un resserrement de politique monétaire). Ce qui est spécifique au choc énergétique de 2022 est qu’il n’est pas lié principalement au pétrole mais davantage au gaz, dont les prix ont plus que doublé par rapport aux hypothèses initiales. De plus, ce choc s’est transmis à l’électricité en raison du modèle de tarification au coût marginal – à quoi s’ajoutent les difficultés propres à la filière nucléaire en France. Concernant les matières premières non énergétiques, l’erreur d’hypothèse était assez modeste, moins de 10% en dollar (un peu plus quand on ajoute l’effet-change).

Ce phénomène s’est accompagné d’une sous-estimation de l’élasticité du CPI aux prix de l’énergie. Par le passé, les prix à la consommation réagissaient fortement et sans délai aux variations des prix du pétrole mais non aux autres prix de l’énergie. Ceux-ci intègrent une plus large part de coûts fixes et sont souvent régis par des contrats à long terme. Cette fois, avec un tel choc sur les prix du gaz et de l’électricité, la répercussion sur l’inflation ne pouvait être ignorée d’autant que ce sont-là des sources d’énergie qui pèsent beaucoup plus que le pétrole dans les dépenses des ménages et comme intrants de l’activité industrielle. Il y a un effet direct sur le poste énergie du CPI mais aussi un effet induit sur les prix des produits manufacturés. Selon des estimations de la Banque d’Espagne, une hausse durable de 10% du prix du gaz pourrait pousser le CPI à la hausse de 0,2 points à l’horizon 12-18 mois. Vu la hausse des prix, cela expliquerait environ un tiers de l’inflation européenne.

Une autre donnée a été sous-estimée, à savoir les frictions des chaînes de production. Dans la pandémie, la séquence confinement-réouverture a accentué le déséquilibre offre-demande dans plusieurs domaines, de la fabrication de puces au transport maritime. Le résultat en a été des délais de livraison plus longs, parfois des pénuries. Au bout du compte, ces tensions sur la chaîne de valeur ont contribué à la hausse des prix de biens à l’échelon mondial. La guerre en Ukraine a produit le même phénomène, mais plus spécifiquement concentré sur les relations commerciales entre l’UE et la Russie. Là encore, il faut souligner la spécificité du marché du gaz. L’essentiel des échanges gaziers avec la Russie transite par des pipelines. Si les infrastructures en question sont perturbées/détruites, il n’y a pas de substitut immédiat, ce qui prolonge la durée du choc. Il est plus long et plus coûteux de construire un nouveau terminal LNG que de dérouter un tanker chargé de pétrole. Outre le gaz, on peut citer d’autres marchés perturbés par la guerre et les sanctions, tels que l’approvisionnement en diésel (la Russie étant un large fournisseur de produits raffinés) ou les engrais. A chaque fois, pour se passer de la Russie, il faudrait créer de nouvelles capacités ou trouver des substituts, ce qui n’est pas instantané. Ces diverses frictions ont eu des effets en cascade sur les prix des biens intermédiaires et jusqu’au consommateur final. Les modèles standards étaient mal armés pour en tenir compte.

Une nouvelle escalade dans ce conflit, un hiver rigoureux, des perturbations chez les fournisseurs alternatifs d’énergie, sont des événements qu’on ne peut pas exclure.

Enfin, les tensions sur le marché du travail ont, elles aussi, été sous-estimées. Sur les 8 points d’excès d’inflation observable à la fin 2022, on peut attribuer grossièrement 3 points au choc gazier, 3 points aux tensions mondiales sur les chaînes de production. Le résidu doit être imputé à des facteurs de demande, en particulier aux conditions d’emploi. En 2022, le taux de chômage devrait ressortir 0,6 point sous les attentes du début d’année, à un point bas historique de 6,6%. Les gains salariaux sont plus soutenus mais restent toujours bien inférieurs à l’inflation. Même si rien ne vient prouver une spirale prix-salaires, il est évident que dans un marché du travail affichant des difficultés de recrutement, les chocs exogènes se diffusent davantage que dans un environnement de hausse du chômage. C’est d’ailleurs l’argument principal de la BCE pour rendre la politique monétaire restrictive.

Ces multiples sous-estimations seront-elles toujours actives en 2023?

Il faut d’abord s’interroger sur le choc énergétique. Qu’il se résorbe aussi vite qu’il est survenu semble improbable. Cela réclamerait une normalisation des relations commerciales entre l’UE et la Russie que rien ne laisse augurer. Que ce choc se poursuive avec la même intensité est l’autre extrême. Une nouvelle escalade dans ce conflit, un hiver rigoureux, des perturbations chez les fournisseurs alternatifs d’énergie, sont des événements qu’on ne peut pas exclure. En tout état de cause, toute projection raisonnable doit être encadrée dans un large spectre de possibles. Pour ce faire, diverses hypothèses relatives à l’évolution des prix de l’énergie et à leur diffusion aux autres prix de biens et services peuvent être émises.

Concernant les prix de l’énergie, trois cas de figurent se présentent. Premièrement, un retour rapide en un an des prix de l’énergie sur leur tendance antérieure à la guerre en Ukraine, autrement-dit un large contre-choc énergétique. Deuxièmement, une convergence plus lente sur trois ans, horizon où l’on peut présumer que la substitution sera largement avancée. Troisièmement, un nouveau bond des prix de l’énergie de 20% et un retour à la normale encore plus long, étalé sur six ans.

Concernant la diffusion des prix, on distingue deux cas. Le premier suppose une réaction rapide mais partielle aux variations des prix de l’énergie. En estimant cette réaction sur le passé, on obtient une élasticité faible des prix des services à l’énergie (5%), un peu supérieure pour les biens hors alimentation et énergie (10%) mais proche de l’unité pour l’alimentation. Le second cas suppose que les prix des biens et services réagissent entièrement mais sur une longue période, de cinq ans pour les biens, de dix ans pour les services. La justification est que les prix relatifs reflètent des préférences fondamentales des agents qui devraient être inchangées par des chocs d’offre. Dans ces conditions, une accélération de l’inflation sous-jacente ou des salaires ne doit pas être interprétée comme le signe d’une surchauffe de l’économie mais avant tout comme l’effet décalé d’un choc exogène.

En croisant ces diverses hypothèses, cet exercice de projection nous permet de quantifier les scénarios extrêmes, si improbables soient-ils. Avec les hypothèses les plus défavorables (nouveau choc énergétique, forte diffusion), l’inflation resterait quasi-inchangée sur la majeure partie de 2023, refluerait très lentement en 2024 et dépasserait toujours 4% en 2025. A l’opposé, avec les hypothèses les plus favorables (retour rapide des prix de l’énergie sur leur tendance, faible élasticité de diffusion), l’inflation retomberait en territoire négatif dès le second semestre 2023 et y resterait par suite du contre-choc énergétique. Des hypothèses plus raisonnables devraient se situer à bonne distance de ces extrêmes. C’est en somme la moyenne des scénarios. Dans ce scénario «raisonnable», l’inflation changerait peu dans les trois-quatre prochains mois au voisinage de 10%, avant de refluer véritablement à partir du printemps pour atteindre 3% en fin d’année et passer sous la cible BCE en 2024.

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