Nous devons accorder plus d’importance au ‘S’ de ESG

Chris Iggo, AXA Investment Managers

6 minutes de lecture

En brisant les marchés oligopolistiques par une politique publique, et en influençant les investisseurs sur le coût du capital à long terme, il est possible de créer des avantages économiques.

  • La crise du coût de la vie, qui se traduit par une hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie, est aussi un symptôme révélateur des aspects non durables de l'infrastructure économique mondiale.
  • Pour les combattre, il faut des mesures politiques, mais aussi des investisseurs activistes qui dans leur allocation de capital prennent en compte les modèles, les technologies et le comportement des entreprises.
  • Ce qui se passe actuellement produit des résultats sociaux négatifs, et certaines entreprises pourraient y avoir une part de responsabilité.
  • Il faut accélérer le passage à des pratiques plus durables, ainsi que le financement de technologies susceptibles de produire de meilleurs résultats sociaux et environnementaux.
Nous nous appauvrissons

Pour l’essentiel, la crise du coût de la vie et une crise des revenus réels en baisse. En effet, les prix augmentent plus rapidement que les salaires. Ce sont surtout les prix de certains biens d’importance vitale – notamment les denrées alimentaires et l’énergie – qui ont augmenté plus vite que tout le reste. Un aspect à prendre en compte dans ce contexte est le fait que les ménages plus pauvres ont tendance à consacrer une part plus importante de leur revenu aux biens d’importance vitale. Par conséquent, les couches les plus pauvres de la population sont disproportionnellement et plus durement touchées par l’augmentation du coût de la vie. Il s'agit d'un symptôme de déséquilibre économique aux répercussions importantes sur les perspectives macroéconomiques, les choix politiques et les investissements.

Pour les usagers, une hausse massive des coûts de l’énergie

La hausse des prix de l'énergie est due à la conjonction de la reprise de la demande après la pandémie, de la baisse des investissements relatifs en capital dans l'extraction de combustibles fossiles, ainsi que des perturbations causées par la guerre en Ukraine. Le prix spot du pétrole brut de type Brent est passé de 50 dollars américains le baril en juin 2020 à plus de 110 dollars après l'invasion russe. Aujourd’hui, il se situe à près de 90 $ US. Pour le gaz naturel, la situation est similaire. En Europe, le prix actuel du gaz naturel à livrer en décembre a atteint un niveau record, et il a augmenté de plus de 1’100% au cours des deux dernières années! Ceci a conduit à des prix plus élevés aussi bien pour les entreprises que pour les ménages. Bien entendu, cela se reflète dans une inflation globale plus importante, avec le risque que les autres coûts suivent la même voie – ce qui est d’ailleurs déjà le cas. Il en résulte un cycle de resserrement de la politique monétaire au niveau mondial qui conduira sans doute de nombreux pays industrialisés à la récession.

Ainsi, la crise du coût de la vie est incluse dans les perspectives conjoncturelles des grandes économies nationales: une inflation plus élevée, des taux d'intérêt plus élevés, des revenus réels plus bas et, finalement, une baisse de la demande globale et une hausse du chômage. Depuis un certain temps déjà, les marchés sont confrontés à la nécessité d'intégrer à la fois une inflation plus élevée et une croissance plus faible, ce qui explique l'aplatissement des courbes de rendement sur le marché obligataire et la sous-performance des titres de croissance enregistrée sur le marché des actions depuis le début de l'année.

Les marges bénéficiaires de certaines entreprises se trouvent sous pression

La crise du coût de la vie ne se résume pas à une simple question d’inflation et de taux d’intérêt. Toutes les sociétés voient leurs frais augmenter et leurs marges bénéficiaires s’en retrouvent sous pression, en particulier dans les secteurs très concurrentiels et dans les branches les plus vulnérables à une diminution des dépenses de consommation. Selon les données financières de Bloomberg, la marge bénéficiaire moyenne des entreprises du secteur de l'énergie du S&P 500 est passée de -0,2% au deuxième trimestre 2021 à une valeur estimée à 11,3% au deuxième trimestre 2022. Dans le secteur des biens de consommation cycliques, la marge moyenne a baissé de 7,1 à 6,7 pour cent. N'oublions pas que l'impact plus général de la pandémie sur les chaînes d'approvisionnement a également contribué à une hausse de l'inflation et des coûts des matières premières, des produits intermédiaires et du facteur travail. Une inflation plus forte et une demande réelle plus faible restent les causes principales de préoccupation quand il s’agit d’évaluer les actions. Si l'inflation atteint bientôt son point culminant, les marchés pourront probablement se maintenir au-dessus des niveaux les plus bas atteints en juin. Ce qu’il adviendra de l’inflation au cours des deux ou trois prochains mois est toutefois déterminant.

Répercussions sociales et politiques

Hormis l'aspect financier, qui implique une redistribution de la rentabilité, passant ainsi des consommateurs d'énergie aux producteurs, il existe également des considérations d’ordre politique et social à prendre en compte. L'inégalité des revenus est aggravée par une forte augmentation du coût de la vie, ce qui a des conséquences politiques. En Grande-Bretagne, on enregistre une forte augmentation du nombre de jours de travail perdus en raison de grèves, les travailleurs réclamant des salaires plus élevés. La situation est plus dramatique au Sri Lanka: là-bas, le gouvernement a été renversé suite aux protestations de la population contre la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Or, les dirigeants ont conscience de la colère du peuple et cela peut les amener à commettre des erreurs politiques - par exemple en promettant d'importantes réductions d'impôts, comme l’ont fait les deux prétendants à la direction du Parti conservateur britannique (et au poste de prochain Premier ministre). Cet hiver, l’Europe risque de connaître des troubles sociaux si les prix de l’énergie grèvent encore davantage le portefeuille des consommateurs.

Comment traiter le secteur de l’énergie?

La crise accentue les clivages idéologiques. Cela n’est pas mis en évidence plus clairement que dans les discussions sur le secteur énergétique. Même les capitalistes les plus convaincus doivent ressentir un certain malaise lorsque les compagnies pétrolières annoncent des bénéfices énormes, des rémunérations considérables pour leurs dirigeants et des dividendes plus importants versés aux actionnaires, alors que de plus en plus de ménages risquent de tomber dans la pauvreté. L'augmentation des bénéfices dans le secteur du pétrole et du gaz est presque entièrement due à la hausse mondiale du prix du pétrole. Elle a généré des bénéfices inattendus qui n'auraient jamais pu être réalisés par le biais d’une meilleure efficacité opérationnelle. Certes, ces bénéfices assurent de meilleurs revenus fiscaux à l’État, mais les taux effectifs d’imposition pourraient être encore plus élevés. Un débat politique est en cours sur la question de savoir si ces entreprises doivent être plus fortement taxées afin de subventionner les coûts de l'énergie pour les usagers ou de leur accorder des réductions ou bien d'augmenter les investissements dans les énergies renouvelables. Après la crise financière de 2008, le secteur financier a fait l’objet d’une réglementation plus marquée, y compris quant à une limitation des primes et bonus. Le risque d'une réaction politique semblable, dirigée contre les grands groupes énergétiques, est bien perceptible. Un petit groupe d'actionnaires et de dirigeants de compagnies énergétiques engrangent les bénéfices de l’augmentation des prix de l'énergie, tandis que la majorité de la population subit une baisse de son niveau de vie. Et nous laisserions passer l’occasion de nous détacher des formes d’énergie qui sont à l’origine de la crise climatique.

Voilà autant d’éléments qui accentuent encore davantage la nécessité d’accélérer la transition énergétique. Il est très loin d’être idéal qu'autant de pouvoir soit concentré entre les mains d'un nombre relativement restreint d'entreprises et de pays qui, comme par hasard, contrôlent l'extraction et la distribution des combustibles fossiles. La Russie serait-elle en mesure de maintenir ses opérations militaires en Ukraine si elle ne parvenait plus à tirer des revenus du pétrole et du gaz? Cela restera un vœu pieux, mais un système énergétique mondial décentralisé et aménageable serait sans aucun doute bénéfique pour les entreprises, les ménages, l'environnement, la sécurité et la planète. Mais même sans le changement climatique, il serait souhaitable de pouvoir se détacher d’un système d’approvisionnement énergétique socialement et politiquement biaisé.

Pour certains, le relèvement des taux d’intérêt aggrave encore la crise

Les taux d’intérêt en hausse ne sont pas d’un grand secours. L'anticipation relativement agressive des hausses de taux par la Réserve fédérale (Fed) et la Banque d'Angleterre (BoE) augmentera les frais d'intérêt pour les ménages et les entreprises. Là encore, ce sont les personnes les moins aisées qui risquent de pâtir le plus des taux plus élevés. Seule lueur d’espoir: du moins aux États-Unis et au Royaume-Uni, nous sommes plus proches de la fin du cycle que de son début.

Pas de soulagement significatif

La crise du coût de la vie ne se résoudra pas de si vite. Certes, la baisse des prix des matières premières au niveau mondial apporte un certain soulagement, mais l'approvisionnement en biens tels que les engrais et le blé reste une source de préoccupation. Les salaires nominaux augmentent, mais resteront encore un certain temps en deçà des hausses de prix. Si l'on se base sur les salaires hebdomadaires moyens aux États-Unis et sur l'indice des prix à la consommation de base, les salaires réels y ont baissé d'environ 1,5% depuis leur pic de septembre dernier - et il s'agit bien d'une moyenne, ce qui signifie que la baisse sera encore plus prononcée dans les tranches de revenus inférieures. Si l’on se réfère à l’inflation globale, le tableau est encore plus sombre: par rapport à mai 2020, les salaires réels ont massivement chuté de 5,5 pour cent. Sur le plan de la crise du coût de la vie, la situation politique reste donc tendue. Lorsque le chômage s’accroît, il devient un sujet central de plus à gérer pour les politiciens qui se présenteront aux élections dans les années à venir (élections présidentielles américaines et élections britanniques en 2024).

Investir de façon responsable en temps de crise du coût de la vie

Bon nombre d’éléments qui contribuent à la crise du coût de la vie sont des thèmes pertinents pour les investisseurs. Étant donné que nous nous efforçons de plus en plus d’investir dans les sociétés à gestion durable, il convient de tenir compte de tous les aspects ESG. Lorsque nous chaussons nos «lunettes sociales», nous devons chercher à déterminer comment les entreprises parviennent à concilier la nécessité de protéger leurs marges et la croissance de leurs revenus avec leur responsabilité sociale dans un cadre plus large, et si leurs modèles économiques sont menacés ou non. Il nous faut par ailleurs passer au crible la politique tarifaire dans les secteurs sensibles tels que les commerces d’alimentation, les services publics et l'énergie. La politique de rémunération des dirigeants et des salariés doit prendre en compte la pression générale à laquelle ces acteurs sont soumis. Les risques de contre-réaction en matière de gouvernance, d’affadissement de la marque ou de perte de parts de marché doivent être évalués selon que les entreprises montrent ou non des signes de «cupidité» au détriment d’une approche plus durable dans le long terme. En brisant les marchés oligopolistiques par le biais d'une politique publique, mais aussi en influençant les investisseurs sur le coût du capital à long terme, il est possible de créer des avantages économiques.

Les stratégies d’impact, qui se focalisent sur les résultats socialement sains, ne cessent de se répandre. Plusieurs des objectifs de développement durable définis par les Nations unies sont pertinents si l’on souhaite investir dans des sociétés qui contribuent à réduire la faim, à fournir une énergie bon marché et propre, et à rendre les soins de santé plus abordables et accessibles. Il faut en outre investir dans des formes plus durables de production d'énergie et de denrées alimentaires, c'est-à-dire des méthodes qui n'entraînent ni déforestation ni érosion des sols, et qui permettent d'éviter les vulnérabilités des chaînes d'approvisionnement telles qu’elles ont été mises en évidence ces dernières années.

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