Vers un ordre monétaire multipolaire

Yves Longchamp

3 minutes de lecture

Dans un monde à monnaies de réserve multiples, plusieurs devises régionales clés coexisteraient et se concurrenceraient.


Depuis près de huit décennies, le dollar américain jouit d’un statut incontesté en tant que principale monnaie de réserve mondiale – une position qui confère aux États-Unis un pouvoir immense et des avantages économiques uniques. Cependant, à mesure que les rivalités géopolitiques s’intensifient, que les déséquilibres budgétaires s’aggravent et que des systèmes alternatifs émergent, investisseurs et décideurs commencent à envisager une nouvelle possibilité: un ordre monétaire mondial qui ne serait plus dominé par le dollar.

À quoi ressemblerait un monde avec plusieurs monnaies de réserve? Le déclin du dollar pourrait-il rappeler les transitions monétaires du passé? Et comment les investisseurs devraient-ils se préparer à un système qui ne tourne plus autour d’un seul ancrage?

Du «privilège exorbitant» à l’érosion de la primauté

La centralité du dollar s’exprime par plus de 58% des réserves de change mondiales, par l’omniprésence de cette devise dans la facturation du commerce international, par la fixation mondiale des prix des matières premières, par les prêts internationaux et les transactions financières globales. Ce «privilège exorbitant», selon l’expression de l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, permet aux États-Unis d’emprunter à faible coût, de maintenir des déficits commerciaux persistants et d’exercer une influence mondiale via les sanctions financières et l’exclusion par le système SWIFT. Mais ce privilège est aujourd’hui remis en question sur plusieurs fronts:

  • La fragmentation géopolitique pousse des pays comme la Chine, la Russie et les membres du groupe BRICS+ à réduire leur dépendance au dollar.
  • Les déséquilibres budgétaires américains – augmentation de la dette, déficits croissants et paralysie politique – soulèvent des doutes quant à la viabilité à long terme du dollar.
  • Les innovations technologiques, notamment les monnaies numériques de banque centrale (CBDC) et les monnaies basées sur la blockchain (stablecoins), facilitent l’émergence de systèmes de paiement internationaux alternatifs.
  • L’épuisement face aux sanctions pousse certains pays à rechercher des solutions alternatives, par crainte d’une dépendance excessive à un système financier utilisé comme arme géopolitique.

Même si le dollar ne disparaîtra probablement pas du système mondial de sitôt, sa domination pourrait progressivement laisser place à un système de réserves monétaire multipolaire et fragmenté.

À quoi ressemblerait un système monétaire multipolaire?

Dans un monde à monnaies de réserve multiples, plusieurs devises régionales clés coexisteraient et se concurrenceraient pour une utilisation dans les réserves, le commerce et les règlements financiers. Les implications seraient profondes:

  1. Diversification des devises

Les banques centrales réduiraient leur exposition au dollar au profit d’autres monnaies liquides et stables. L’euro et le renminbi sont les plus susceptibles de jouer un rôle plus important. Cela pourrait progressivement entraîner une plus grande diversification des réserves de change, des portefeuilles d’investissement et du financement du commerce.

A noter que le franc suisse qui existe depuis plus de 200 ans et dont la performance relative aux autres monnaies est excellente, devrait être une devise de choix dans la diversification des réserves de change, et ceci malgré la petite taille de son marché.

  1. Blocs financiers régionaux

Plutôt qu’une monnaie mondiale unique, des blocs régionaux pourraient émerger. Par exemple:

  • L’Asie et l’Afrique pourraient se structurer autour du renminbi, la Chine assouplissant progressivement ses contrôles de capitaux, appuyée par sa présence économique et ses accords commerciaux bilatéraux.
  • L’Europe et certaines régions africaines pourraient s’appuyer davantage sur l’euro, à mesure que la Banque Centrale Européenne renforce ses infrastructures financières et numériques et le continent poursuit son intégration fiscale et budgétaire.
  • Les exportateurs de matières premières et les pays du Sud global pourraient former des alliances autour de systèmes de règlements adossés aux matières premières ou à des paniers de devises.
  1. Réduction de la demande de bons du Trésor américain

Moins d’acteurs mondiaux auraient besoin de détenir des bons du Trésor américains, ce qui réduirait la demande de dollars. Cela pourrait augmenter les coûts d’emprunt des États-Unis, forçant à davantage de discipline budgétaire ou entraînant une revalorisation structurelle du risque dans le système financier américain.

  1. Volatilité des devises et perte d’ancrage

Sans ancrage unique, la volatilité des taux de change pourrait augmenter. Les taux seraient moins stables, et les banques centrales rencontreraient davantage de difficultés pour mener leurs politiques monétaires sans référence globale claire.

  1. Montée des actifs de réserve «neutres»

Dans un contexte de concurrence entre monnaies fiduciaires, les actifs hors système financier tels que l’or, le bitcoin ou des monnaies adossées à des matières premières pourraient apparaître comme des réserves complémentaires et neutres, répondant à une demande croissante de valeurs apolitiques et inélastiques.

Leçons de l’Histoire: un retour à la multipolarité?

L’analogie historique la plus proche est celle de l’ère de l’étalon-or, où plusieurs monnaies de réserve – dont la livre sterling, le franc français, le mark allemand et le dollar – coexistaient. Bien que la livre ait dominé les échanges commerciaux avant la première guerre mondiale, aucune monnaie ne monopolisait les réserves. Cette structure multipolaire, soutenue par la convertibilité en or, offrait stabilité, mais exigeait une coordination fine entre les acteurs et une confiance récirproque.

Il est important de souligner que cette stabilité s’accompagnait d’une certaine fragilité, les taux de change étant fixes et incapables de s’ajuster aux évolutions conjoncturelles et structurelles.

Avant la Première Guerre mondiale, le Royaume-Uni était la puissance hégémonique mondiale ; cependant, l’entre-deux-guerres a marqué une transition profonde entre le Royaume-Uni et les États-Unis – une situation comparable à celle que nous observons aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine. Lorsque l’ordre mondial change, l’hégémon déclinant perd sa capacité d’intervention (économique, financière, militaire), et son rôle de prêteur en dernier ressort s’affaiblit. En parallèle, la puissance montante n’a ni la volonté ni la capacité d’assumer ce rôle, entraînant une instabilité accrue en période de crise.

La transition est déstabilisante car, pendant un certain temps (une décennie, voire deux?), l’absence d’ancrage monétaire et de prêteur mondial en dernier ressort empêche de poser les fondations de la stabilité. Sans cette stabilité, la planification (et donc l’investissement) devient incertaine et la croissance en pâtit, ce qui accélère les rééquilibrages économiques, financiers et militaires.

Qu’est-ce qui pourrait précipiter ce changement?

Une rupture nette de la domination du dollar nécessiterait probablement une conjonction de facteurs:

  • Des alternatives crédibles doivent gagner la confiance des marchés – convertibilité, liquidité et cadre juridique fiable.
  • Des échecs de coordination mondiale ou des crises internes aux États-Unis (défaut de paiement, blocages politiques extrêmes) pourraient accélérer la dédollarisation.
  • Les infrastructures technologiques et leurs applications, telles que les nouvelles devises numériques ou les systèmes de jetons adossés à des matières premières, doivent atteindre une taille critique.

Le scénario le plus plausible n’est pas un renversement brutal du dollar, mais une érosion progressive de sa suprématie, au profit de monnaies régionales et d’actifs neutres. Les investisseurs évolueront dans un paysage financier plus fragmenté, plus volatil et multipolaire, ce qui exigera de nouvelles stratégies en matière de couverture du risque de change, d’allocation des réserves et de gestion des flux de capitaux transfrontaliers.

Se préparer à un basculement inévitable

Nous sommes à l’aube d’une transition longue et inégale, d’un ordre global centré sur le dollar vers un système de réserves multiples, façonné par les mutations du pouvoir économique, les tensions géopolitiques et les ruptures technologiques. Jusqu’à l’émergence d’une nouvelle monnaie mondiale, les répercussions iront bien au-delà du domaine monétaire: elles toucheront l’architecture du commerce international, la manière dont le capital est valorisé, alloué et protégé.

Pour les investisseurs, cette transition n’est pas seulement une affaire monétaire – c’est une mégatendance macroéconomique, qui exige anticipation, agilité et lucidité face aux mutations structurelles de l’ordre mondial.

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