Les lauréats du prix Nobel se trompent-t-il de cible?

Emmanuel Garessus

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La qualité des institutions détermine la prospérité des pays, aux yeux des lauréats du Nobel d’économie. Cette approche institutionnelle est pourtant critiquée.

 

La prospérité économique de la Suisse, des Etats-Unis, de la Chine ou de la France dépend directement de la qualité des institutions mises en place, comme l’ont révélé les lauréats 2024 du prix Nobel d’économie, Daron Acemoglu (MIT), James Robinson (Université de Chicago) et Simon Johnson (ancien chef économiste du FMI). A la différence d’autres prix Nobel d’économie, la cuvée 2024 honore des économistes qui ont publié des bestsellers, comme «Economic Origins of Dictatorship and Democracy» (Acemoglu et Robinson en 2006) puis «Why Nations Fail», (Acemoglu et Robinson en 2012) et pas uniquement des travaux académiques. Si les commentateurs apprécient le choix des décideurs suédois, peut-on déterminer les pays qui seront les plus prospères de cette manière? Qui critique la méthode «institutionnelle»?

Le Nobel 2024 marque «une victoire partielle des institutions», juge Ryan Young, de la Competitive Enterprise institute. Les pays les plus prospères des dernières années sont-ils au bénéfice des meilleures institutions? Le test vaut la peine d’être mené après des années marquées par l’inflation, une pandémie, une remise en question de la globalisation et des chaines de valeur et une augmentation du protectionnisme. Le prix Nobel 2024 met en avant des institutions telles que les marchés libres et la démocratie, mais ont-elles été les seules garantes de succès?

Le modèle américain

Les statistiques de la Banque mondiale permettent de séparer les meilleures des pires performances. Le PIB américain par habitant (65'000 dollars en 2023) est double de celui de l’UE et quintuple de celui de la Chine. «Le système économique américain produit les meilleurs résultats», en déduit Daniel Mitchell, sur son blog International Liberty. Non seulement les Etats-Unis présentent le revenu par habitant le plus élevé des trois blocs, mais aussi la plus forte progression des 60 dernières années. 

«Les recettes institutionnelles des prix Nobel 2024 obtiennent le plus fréquemment des commentaires positifs».

L’économiste convient que le PIB par habitant pénalise l’UE dans la mesure où de nouveaux pays se sont joints à l’UE et sont encore en phase de rattrapage. De plus, le critère choisi, le PIB par habitant est une moins bonne mesure de la prospérité des habitants que par exemple la consommation par habitant, laquelle n’est malheureusement disponible que pour les pays industrialisés. Une analyse plus détaillée montre de façon étonnante qu’en Europe, le Royaume-Uni s’en sort le mieux sur 60 ans, alors que, depuis l’an 2000, l’Italie n’a pas progressé. En ce moment, c’est d’ailleurs l’Espagne qui tire la croissance de l’UE.

Les Etats-Unis occupent le rôle de modèle économique uniquement si l’on considère les grands pays car la Suisse présente un PIB par habitant nettement plus élevé que les Etats-Unis et Singapour un niveau légèrement supérieur. Mais les Etats-Unis se classent devant ces deux petits pays en termes de consommation par habitant, selon l’OCDE. Il importe toutefois d’ajouter que les Etats-Unis sont très inégalitaires et que la part des bas salaires est très élevée Outre-Atlantique.  

Les institutions inclusives

Ces performances macroéconomique reflètent partiellement les enseignements des prix Nobel 2024. Ceux-ci soulignent le rôle déterminant des institutions qu’ils qualifient d’inclusives» en termes économiques et politiques, à l’opposé des institutions «extractives», c’est-à-dire qui accroissent les pouvoirs des élites existantes et empêchent le processus schumpeterien de destruction créative.  En clair, mieux vaut un système de démocratie libérale qu’un régime autoritaire. Dans son commentaire sur les Nobel 2024, Ronald Bailey, du mensuel américain Reason, rappelle que jusqu’au 19e siècle, presque tous les pays étaient dotés d’institutions extractives organisées au profit de monarques, d’aristocrates et plus tard, dans les pays communistes, de commissaires politiques. Les systèmes «extractifs» sont marquées par une forte corruption et un système d’oppression des populations qui pénalisent la liberté économique et empêchent l’innovation.

«L’indice de liberté économique 2024 au plan mondial se situe à son plus bas depuis 23 ans».

Une moindre pauvreté

La pauvreté dans le monde n’a chuté que depuis un ou deux siècles, selon les régions, précisément parce que, depuis 1800 en Europe, les institutions telles que la liberté économique, le marché, la propriété individuelle se sont développés. La recherche académique sur les institutions inclusives s’est toutefois déplacée. Elle s’est concentrée sur la lutte contre les inégalités plutôt que contre le recul de la pauvreté, regrette le Competitive Enterprise Institute. Les lauréats du prix Nobel se sont eux-mêmes intéressés, en même temps que l’économiste Thomas Piketty, avant tout aux questions d’inégalité. 

Acemoglu et Johnson sont par exemple les auteurs d’un bestseller tel que «Power and Progress» qui se concentre sur les inégalités et critique le fait que les innovations technologiques ont longtemps profité aux plus puissants et fort peu à toute la société. Ils plaident ainsi pour une convergence des revenus plutôt qu’à la diminution de la pauvreté, critique Le Competitive Enterprise Institute. Daron Acemoglu a également fait parlé de lui en prenant position contre X, le réseau d’Elon Musk, et en faveur de l’interdiction de ce dernier au Brésil. Pourtant la liberté d’expression n’est-elle pas une institution fondamentale pour informer et disséminer le savoir?

Les recettes institutionnelles des prix Nobel 2024 obtiennent le plus fréquemment des commentaires positifs. Mais certaines critiques méritent d’être signalées. Deirdre McCloskey, historienne de l’économie, qui préside actuellement la Société du Mont Pelerin, la plateforme libérale fondée par Friedrich Hayek, parle de «prix Nobel étatique» dans son article publié par Folha de S.Paulo. Deirdre Mc Closkey a par exemple publié plusieurs chapitres critiques sur le rôle limité des institutions dans son ouvrage «Bourgeois Dignity; Why economics can’t explain the modern world». 

L’approche institutionnelle renvoie, à son goût, à une forme d’ingénierie sociale permettant aux gouvernements de modifier les incitations des individus. Les institutions peuvent accroître le dynamisme d’une économie, mais si le PIB a été multiplié par 30 en deux siècles en Occident cela vient moins d’un changement des incitations que d’une transformation des valeurs au profit d’une plus grande dignité et d’une plus grande liberté des individus. Les recettes des Nobel 2024 feraient l’apologie d’une forme de sagesse des gouvernants plutôt qu’aux vertus d’une culture libérale. D’ailleurs si certains pays asiatiques se sont plus fortement développés ces dernières années que les pays occidentaux, malgré des régimes autoritaires, n’est-ce pas possible que cela vienne d’un changement de valeurs qui aurait libérer l’esprit d’entreprise et la volonté d’échanger des biens et services?

Les institutions privilégiées par les lauréats du Nobel 2024 se retrouvent chaque année dans la composition de l’indice de liberté économique de l’institut Fraser comprenant l’état de droit, l’ouverture du marché aux échanges, la taille de l’Etat et dans le Human Development Index, lequel ajoute à l’indice de liberté économique des critères tels que l’éducation et l’espérance de vie. 

On élargit ainsi les critères et on considère les individus en tant que personnes et non en tant qu’agents qui ne viseraient qu’à maximiser leur utilité économique. Malheureusement, comme le rappelle le magazine Reason, l’indice de liberté économique 2024 au plan mondial se situe à son plus bas depuis 23 ans. Les perspectives économiques ne peuvent pourtant être encouragées qu’en donnant davantage de dignité et de liberté aux individus afin qu’ils innovent et commercent davantage. C’est peut-être d’abord une question de valeurs et de langage et moins d’incitations.

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