Les superprofits, au cœur de la bataille des idées fiscales

Emmanuel Garessus

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Le concept de taxe sur les superprofits est flou et difficile à mettre en pratique. Il s’inscrit dans une nouvelle conception de l’impôt. Comment le définir? Va-t-il s’imposer?

La tendance est clairement à la hausse. Nous parlons ici du niveau des impôts.« L’impôt s’oppose exactement à l’amour», ironise lundi sur Europe 1 Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens. «On espère que l’amour dure toujours. Hélas il s’éteint. L’impôt, c’est le contraire». Non seulement il ne s’éteint pas, mais une taxe destinée à n’être que «temporaire et ciblée» a plutôt tendance à augmenter qu’à s’éteindre. En France, la «contribution exceptionnelle sur les hauts revenus», introduite en 2011, en témoigne, comme tant d’autres taxes, à l’image de l’impôt sur le revenu introduit en 1914 pour financer l’effort de guerre. 

Un nouveau concept fiscal émerge dans les débats, aussi bien dans l’Hexagone qu’ailleurs, et qui pourrait être d’autant plus facilement repris par des gouvernements que la dette publique s’envole. Il s’agit de celui de taxe sur les «superprofits». Recommandé par les ONG et la gauche, cette idée fait son chemin. Que dit la recherche sur l’idée même de «superprofits»? Quelle serait leur étendue en pratique?

L’idée de superprofits suppose que l’excès soit nécessairement négatif. Le raisonnement est ancien. Il y a deux millénaires, Sénèque disait déjà: «en tout l’excès est un vice». Si même l’excès de vertu est un vice, il est légitime de se demander pourquoi la hausse infinie des impôts n’est pas sanctionnée. Il est vrai que la gauche s’impose dans la bataille des idées et qu’elle préfère imposer - c’est le cas de le dire - un narratif qui conduit à sanctionner les «superprofits» à travers un nouvel impôt. Comme le montre Philippe Nemo dans «La philosophie de l’impôt», «l’impôt n’est plus le paiement d’un service rendu, il est la sanction que vaut à quelqu’un le fait de posséder plus de revenus ou de patrimoine que d’autres, ou plus que ce que l’autorité juge convenable».

«Le rendement peut être anormalement élevé à la suite d’une rente de situation pure ou en raison d’une prise de risque de l’entreprise».

Une définition très subjective

Si Louis XIV a institué l’impôt du dixième, un impôt sur 10% des revenus, ce n’est qu’après que son confesseur lui en donne la bénédiction. Aujourd’hui, ce sont les ONG et les laboratoires d’idées qui donnent la marche à suivre. Oxfam, une organisation caritative, estime qu’en France une taxe sur les superprofits aurait rapporté plus de 20 milliards d’euros en 2023. Selon la définition de l’ONG, cet impôt consisterait à imposer «un taux de 60% automatiquement appliqué dès lors qu’un seuil de plus de 20% de profits de plus que la moyenne des quatre dernières années est atteint. Elle s’appliquerait à tous les secteurs confondus, sans se restreindre spécifiquement aux énergéticiens, qui ne sont pas les seuls à engranger des superprofits». Des questions s’imposent naturellement sur la nature et la méthodologie: Pourquoi 20% au-dessus de la moyenne? Pourquoi les 4 dernières années? Pourquoi tous les secteurs, peu importe les tendances de fond et les cycles particuliers à chaque secteur?

Adversaire de cette idée, Philippe Trainard, membre du Cercle des économistes et actuellement professeur titulaire de la chaire d’assurance au Conservatoire National des Arts et Métiers, montre que l’idée de superprofit est «purement subjective». Il ajoute que la définition d’Oxfam est «économiquement absurde dans la mesure où la volatilité du profit varie très fortement d’un secteur à l’autre, et que la surtaxation des «superprofits» au sens d’Oxfam conduirait de fait à surtaxer les secteurs plus risqués de l’économie, qui sont aussi les plus innovants, donnant ainsi un avantage compétitif aux entreprises peu ou pas innovantes.»

Profit normal et anormal

Un travail de recherche de la Tax Foundation tente d’analyser la définition de bénéfice normal et celle de profit anormal.

Revenons aux bases de l’économie: L’investissement d’une entreprise est effectué seulement si son rendement couvre le taux sans risque (compensation du report de la consommation à plus tard dans un cadre d’incertitude) et le coût du capital. Comme la concurrence est généralement imparfaite, le rendement peut être anormalement élevé à la suite d’une rente de situation pure (hausse de l’immobilier sans avoir modifié soi-même la valeur intrinsèque du terrain par exemple) ou en raison d’une prise de risque de l’entreprise. La différence entre ce rendement et le taux sans risque s’appelle la prime de risque.

La volatilité des matières premières constitue un bon exemple de risque destiné à être «anormalement rémunéré», sachant que les entreprises de ce secteur sont soumises à la fois au risque de marché et au risque géopolitique (guerre en Ukraine). Les «superprofits» des dernières années compensent les faibles bénéfices des périodes de vaches maigres, quand le cours des matières premières était très bas. 

Les investissements des biotechs dans la recherche sont un autre exemple de rendement anormal temporaire. Une société biotech peut profiter d’une rente temporaire, grâce à la protection du brevet pour un produit innovant, compte tenu risque qui a été pris. Quantité de sociétés biotechnologiques échouent en effet dans leurs recherches de nouveaux médicaments. D’ailleurs dans tous les domaines de l’économie, une entreprise doit se démarquer de la concurrence, prendre un risque pour se développer, généralement à travers un effort d’innovation. Il en résulte une rente, donc un rendement élevé, mais très temporaire. 

Pour la Tax Foundation, ce n’est qu’en déduisant la prime de risque et la rente temporaire que l’on peut définir le «surprofit». Il s’avère toutefois, selon cette étude, que de modestes changements méthodologiques peuvent conduire à d’énormes différences d’estimations des «superprofits». Quelles sont ces estimations de superprofits?

L’étendue des superprofits

Selon une étude de William Gentry and Glenn Hubbard qui remonte aux années 1980 et qui se basait sur des données boursières, 40% des bénéfices d’entreprises sont «normaux». Une autre étude du Trésor américain (2012) sur le rendement du capital évalue cette proportion à 36%. Mais l’étude du Trésor ignore les entreprises qui font des pertes et celles qui ne sont pas manufacturières. De plus elle ne considère que le rendement brut, donc le bénéfice avant les charges d’intérêts et les impôts. Si l’on prend ces éléments en compte, la proportion de bénéfices normaux grimpe alors à 74%. 

«Si même l’excès de vertu est un vice, il est légitime de se demander pourquoi la hausse infinie des impôts n’est pas sanctionnée».

La recherche doit aussi prendre en compte l’évolution de la prime de risque et la nature des changements intervenus avec le temps. En réalité, du fait de l’expansion de la part des entreprises innovantes dans l’économie, et du rôle de la propriété intellectuelle, on assiste à une augmentation des rentes temporaires dues à l’innovation. Une étude du Trésor en 2016 révèle que la part de bénéfices normaux est ainsi tombée de 40% entre 1992 et 2002 à 25% entre 2002-13.

En théorie, avance la Tax Foundation, le profit normal ne devrait pas être taxé car cela risque de réduire les investissements futurs, donc la croissance et l’emploi. Même une taxe sur les rendements anormaux peut avoir un effet négatif et peser sur la prise de risque, l’investissement et l’entrepreneuriat. L’argument lequel une taxe sur les profits ne causerait pas d’impact économique est donc à considérer avec scepticisme.

Dans le cadre des discussions politiques américaines, portant sur l’expiration de la législation fiscale de 2017 (TCJA), cette fondation recommande, plutôt qu’une taxe sur les surprofits, la déduction des dépenses de recherche et développement ainsi que le rétablissement de l’amortissement complet du bonus. 

Philippe Trainar estime lui, dans le cas de la France, qu’une telle taxe sur les superprofits serait « doublement catastrophique». L’économie française souffre «d’une pénurie chronique de capitaux nationaux, qui contraint l’investissement national et qui le rend dangereusement dépendant des capitaux étrangers». 

Les arguments en faveur de la taxe sur les superprofits sont donc très minces. Pour reprendre l’approche philosophique de Philipe Nemo, avec la taxe sur les superprofits on quitte encore plus la conception libérale de l’impôt, qui est «la contribution financière que le citoyen apporte à l’Etat pour lui permettre d’assurer l’ordre public et de fournir à la population les biens et services collectifs essentiels». Par contre, on reprend la conception socialiste, redistributrice, qui suppose que «la richesse des riches est anormale et illégitime». Avec la taxe sur les superprofits, on crée un impôt sans contrepartie.

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