La vente à découvert n’a rien d’immoral

Michel Girardin, Université de Genève

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Chaque fois que des investisseurs jouent massivement des titres à la baisse, la polémique revient.

Temenos, Twitter, Gamestop: chaque fois que des investisseurs jouent massivement des titres à la baisse, la polémique revient: faut-il bannir la vente à découvert? Nous n’en croyons rien.

Que font les gérants de Hedge Funds quand ils pensent qu’une entreprise excelle bien plus en comptabilité créative que dans la création de valeur? Ou qu’elle cache au public des défauts de ses produits parfois léthaux pour ses clients? Ou qu’elle est tout simplement mal gérée, et que son cours en bourse va s’en faire l’écho? Ils la vendent à découvert! Une stratégie qui peut s’effectuer de deux manières. Tout d’abord en empruntant les actions cotées en Bourse de l’entreprise en question, avec l’idée de rembourser ce «crédit» à un cours inférieur de l’action.

L’originalité de cette stratégie réside dans le fait que vous vendez quelque chose que vous ne possédez pas: avec cette «vente à découvert», vous avez une position «short» (courte) sur le titre.

L’autre possibilité est d’acheter des options à la vente «Put» liées au cours de l’action de l’entreprise que vous voulez jouer à la baisse. Cette deuxième option est normalement réservée aux investisseurs qui détiennent le titre (ils ont une position «longue») et ils cherchent à se protéger de la baisse du cours. Mais si vous n’achetez que la protection, et pas le titre, vous avez une option de vente à découvert («naked Put») et devenez alors un investisseur qui parie sur la baisse de son cours.

En finance des marchés, le secteur de vendeurs à découvert est l’exception qui confirme la règle qui veut que ce soit pour la hausse des cours que l’on investit. Vous êtes d’avis qu’un titre ou un actif financier est sous-évalué et que son cours va s’apprécier? Vous achetez le titre et adoptez une position «longue».  Plus des 95% des transactions financières dans le monde sont de ce type, contre seulement une poignée de pourcents pour les shorts.

Si vous êtes long et que le titre baisse, votre risque de perte maximale est un nombre fini...

Si vous êtes short, vous gagnez de l’argent quand le titre baisse. Que se passe-t-il si le cours de l’action monte, au lieu de baisser? Dans le cas où vous empruntez le titre, votre position augmente et donc le poids de votre perte aussi. Le cours d’un titre pouvant grimper à l’infini, votre perte potentielle, quand vous êtes short, est, elle aussi, infinie. Dans le deuxième cas où vous jouez la baisse du cours par l’entremise d’une option Put, votre perte maximale est la prime que vous avez payée pour acheter l’option. Mais dans les deux cas, vous êtes perdants si le cours de l’action monte.

Etre perdant avec la hausse du cours de l’action lorsque nous sommes short, est-il équivalent à perdre de l’argent avec une baisse du titre, lorsque nous sommes long? Non! Il a deux différences fondamentales entre les deux types d’erreur.

La première, c’est que si vous êtes long et que le titre baisse, votre risque de perte maximale est un nombre fini: il est donné par la chute du cours à zéro. Si vous êtes short et que le titre monte, votre perte maximale est potentiellement infinie. La deuxième différence, c’est que quand vous vous trompez en étant long, le poids de votre titre - et donc l’importance de votre erreur - diminue dans votre portefeuille. En revanche, si vous êtes short et que le cours monte, le poids de votre erreur augmente. Du point de la vue de la gestion des risques, c’est radicalement différent : plus vous vous trompez en étant long, moins vous vous en inquiétez.

Pour vous l’illustrez, je fais régulièrement l’expérience de demander à des audiences d’investisseurs en Suisse si parmi les présents, il y en a qui détiennent des actions d’une banque de référence - dont le nom commence par U et finit par S - achetées il y a bientôt 20 ans avec un prix d’achat d’environ 45 francs. J’ai souvent plusieurs hochements affirmatifs - et discrets - de la tête dans le public. L’action en question a connu un plus haut à 71 francs en juin 2007, avant de s’écrouler à moins de 10 francs par la suite. Aujourd’hui, on est encore loin du prix d’achat, mais ces investisseurs malheureux gardent souvent le titre bancaire dans leur portefeuille d’actions. Pourquoi? En raison d’un biais bien connu en finance qui est celui de ne pas vendre dès que l’on passe sous le prix d’achat, au nom d’une croyance qui veut que tant que l’on ne vend pas une position perdante... on ne perd pas. En réalité, la perte est réelle. Elle est simplement non réalisée.

Un autre biais connu en finance est celui de la mémoire sélective: on se souvient bien plus des coups gagnants à la Bourse que des pertes sèches. Et cette faculté est rendue possible par le fait que le poids du titre perdant dans votre portefeuille peut devenir insignifiant au fur et à mesure que son cours s’écroule.

Quand vous êtes short, vous avez les yeux rivés sur le cours.

Rien de tout cela quand vous êtes short. Si vous avez des positions de vente à découvert, vous ne partez pas trois semaines dans un Ashram en Inde en laissant votre portable à la maison. Vous pourriez avoir de très mauvaises surprises en rentrant, car le poids de votre erreur augmente au fur et à mesure que les cours de vos positions short s’apprécient. Quand vous êtes short, vous avez les yeux rivés sur le cours, pour être prêt à couvrir votre perte avant qu’elle ne devienne colossale.

Et c’est à la lumière de cette asymétrie fondamentale que la récente polémique autour de Téménos devient intéressante. L’entreprise genevoise a été accusée par le Hedge Fund américain Hinderburg research de pratiquer des malversations comptables en vue d’embellir ses résultats. Le titre a perdu 30% à la publication de l’étude du Hedge Fund, qui a annoncé simultanément avoir pris une position short sur le titre.

On reproche à ce Hedge Fund - comme aux autres activistes et vendeurs à découvert - de travailler dans l’ombre, sans confronter leurs analyses de l’entreprise avec cette dernière avant qu’elle ne soient publiées.

Les vendeurs à découvert sont obligés de travailler dans le secret et ce pour une raison simple: lorsque vous jouez un titre à la baisse d’une société avec une liquidité restreinte, il est facile d’être pris à contre-pied; il suffit qu’un investisseur avec des moyens financiers conséquents - ou alors un large groupe de petits investisseurs, comme dans le cas de Gamestop il y a deux ans - achètent le titre dans le seul but de faire monter le cours, pour que vous soyez perdants. Si vous choisissez la stratégie de la vente à découvert, vous pouvez même tout perdre lorsque vous devez répondre aux appels de marge du courtier qui vous a prêté le titre.

La très grande majorité des analystes financiers fournissent des études pour inciter les investisseurs à acheter des titres. Une infime minorité se tourne vers des analyses qui incitent à la vente à découvert. D’aucuns critiquent ces dernières et les jugent immorales en arguant qu’elles vont détruire des emplois et potentiellement provoquer la faillite de l’entreprise visée.

Personnellement, je suis d’avis que si ces emplois ont été créé de manière quasi fictives à la faveur de manipulations comptables frauduleuses, il est parfaitement licite que des études comme celle de Hindenburg Research voient le jour, au même titre que les journalistes d’investigation puissent en faire autant en exerçant leur métier en toute liberté... et discrétion.
 

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