Les repas gratuits n'existent pas

Michel Girardin, Université de Genève

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Amazon annonce une rentabilité minimum de 9% pour sa monnaie virtuelle. Mais un tel score pourrait tout aussi bien être virtuel.

Un ami me demande la semaine dernière ce que je pense de l'annonce faite par Amazon que sa monnaie virtuelle offre dorénavant une rentabilité minimum de 9%. A première vue, la publicité du géant américain de la distribution a de quoi séduire: «Découvrez le monde fascinant des Amazon Coins et saisissez l'opportunité d'un investissement révolutionnaire. Avec une rentabilité minimum de 9%, Amazon Coins n'est pas seulement une monnaie virtuelle, c'est votre ticket vers un avenir financier plus lumineux.»

En finance dans la vie, je ne crois pas trop à l'existence réelle du «repas gratuit». Ce dernier est né aux Etats-Unis vers 1870. L’offre émanait de certains saloons en mal de clients. Un free lunch leur était offert à l’achat d’une boisson. Avec l’idée bien sûr que la soif vient en mangeant...

Aujourd’hui, nous retrouvons cette pratique dans certaines maisons de jeu. Ici, le repas offert vise un autre liquide: l’argent du joueur, incité à demeurer dans les lieux jusqu’à ce qu’il soit à sec. Même s’il peut en avoir les apparences, un repas n’est jamais gratuit. Il est au mieux un produit d’appel, c’est‐à‐dire un moyen pour son instigateur de reprendre des deux mains ce qu’il a offert d’une seule. L’existence même du don n’invalide pas cette théorie. Lorsqu’un individu reçoit un don, il y en a forcément un autre qui a payé pour lui.

En finance, la non‐gratuité d’un repas illustre le fait qu’il y a toujours un prix à payer pour obtenir des résultats. L'investisseur qui cherche la performance va trouver le risque. Elle est communément définie par la volatilité de la performance. Ainsi, une performance annuelle visée de 9%, avec les Amazon coins ou tout autre placement, ne vous donnera pas la même satisfaction si vous l'obtenez avec des rendements annuels qui fluctuent entre 8,5% et 9,5% que si vous arrivez au même résultat en ayant gagné un peu moins que 30% chaque année pendant 3 ans, pour perdre ensuite la moitié de votre fortune la quatrième année.

Une fois achetés, les Amazon coins ne sont pas remboursables. Il n'est donc pas correct de parler de «placement».

Dans le cas des Amazon coins, le risque c'est ... de tomber dans le panneau. Il s'agit d'une monnaie virtuelle que vous pouvez acheter et utiliser exclusivement pour des articles vendus sur Amazon. L'opération séduction pour capter le chaland consiste à offrir un pourcentage de coins calculé en fonction de la mise. Ainsi, si vous achetez 1000 pièces pour une valeur de 10 euros, vous aurez une remise de 30 centimes d'euros, soit 3%. Pour 50'000 pièces, vous ne payez que 450 euros pour une valeur marchande de 500 euros, soit un rabais de 10%. On comprend donc que la mise minimum doit être plus proche de 450 euros que de 10 euros, si l'on veut bénéficier de la «rentabilité minimum de 9%». On comprend surtout qu'il ne s'agit aucunement d'un «placement» qui rapporterait 9% par an, tant que l'argent reste sur la plateforme d'Amazon. C'est juste une remise sur le prix d'achat, dont on ne bénéficie qu'une seule fois. Si l'on veut avoir une nouvelle «performance» d'au moins 9%, il faut remettre de l'argent au pot.

Une fois achetés, les Coins ne sont pas remboursables. Il n'est donc pas correct de parler de «placement», attendu que vous ne pouvez pas convertir votre capital dans une monnaie courante. L'argent est là uniquement pour être dépensé. Chez Amazon, bien évidemment, Qui plus est, les Coins gratuits ne sont valables qu'une année.

C'est ici que la monnaie virtuelle de Amazon s'apparente à certaines monnaies dites parallèles, avec leur forme «d’obsolescence programmée»: dès que vous achetez ces dernières, une perte progressive de leur valeur et/ou une date de péremption sont instaurées et ce, pour vous inciter à dépenser l’argent, plutôt que de le thésauriser.

C'est dans cette accélération programmée de la vitesse de circulation des monnaies parallèles que réside la limite de leur utilisation.  En l'occurrence, il est bon de rappeler que c'est le produit de deux variables monétaires qui sont les sources premières de l'inflation: la masse monétaire et sa vitesse de circulation. L'inflation peut vite devenir galopante en cas de hausse marquée de l'une ou l'autre de ces 2 variables, voire des deux simultanément.

A ce titre, l’exemple de l’Allemagne en 1923 est révélateur. Durant la République de Weimar, les Allemands n’arrivent plus à payer les très lourdes réparations aux alliés décrétées par le Traité de Versailles. Le pays doit faire face à un niveau d'endettement colossal et un service de la dette écrasant. La banque centrale se met au service de l’Etat et fait tourner la planche à billet sans discontinuer. La population commence à perdre confiance dans la monnaie fiduciaire et les obligations gouvernementales, remboursées en papier dévalué. Les salariés demandent à être payés tous les jours, puis deux fois par jour: Motif: la crainte que les prix augmentent. Dès qu’ils reçoivent leurs salaires, ils se précipitent aux magasins pour acheter des biens de première nécessité. La crainte d’un renchérissement des prix les amène à acheter davantage pour constituer des stocks et … l’inflation devient une prophétie auto-réalisatrice de cette augmentation de la vitesse de circulation de la monnaie.1

Nous n'en sommes pas là avec la pièce émise par le géant du commerce en ligne, mais il ne faudrait pas qu'elle prenne trop d'ampleur, sous peine de devenir inflationniste.

Au final, la monnaie conçue par Amazon n'a rien d'un placement. C'est une monnaie virtuelle avec une rentabilité qui l'est tout autant.

 


1 A force d’étudier des textes relatant l’hyper-inflation en Allemagne sous la République de Weimar en 1923, nous avons noté que nous pouvions former un mot en allemand d’une longueur respectable avec la notion de craintes d'inflation liées à l’accélération de la vitesse de circulation  de la masse monétaire de la Banque centrale. Jugez plutôt: Zentralbanknotenbankgeldemengeumlaufgeschwindigkeitbeschleunigunginduzierteinflazionsbefürchtungen!  N’essayez pas de mettre ce mot dans Google: à part peut-être dans l'article que vous êtes en train de lire, vous ne trouverez pas de référence pour ce mot à rallonge. Mais nous l’avons testé auprès de germanophones, et même avec le président de la BNS : le résultat est probant.

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