La prise de risque l’emporte sur les liquidités

Chris Iggo, AXA IM

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Les taux d’intérêt ne semblent pas pouvoir grimper davantage, et il n’y a pas de récession en vue, encore bien moins aux États-Unis.

Les marchés des actions atteignent des sommets. Et pourquoi pas, après tout? Les taux d’intérêt ne semblent pas pouvoir grimper davantage, et il n’y a pas de récession en vue, encore bien moins aux États-Unis. Les écarts de crédit nous indiquent que l’essentiel du secteur des affaires présente des bilans solides. Les marges bénéficiaires profitent également de la baisse des prix des produits de base, et surtout: une nouvelle révolution technologique est en cours. Sinon, pourquoi les dépenses consacrées aux semi-conducteurs de forte puissance, dont les modèles d’intelligence artificielle (IA) ont besoin pour pouvoir fonctionner, augmenteraient-elles à ce rythme? Un atterrissage en douceur, des taux d’intérêt stables ou en baisse, une progression du PIB et l’absence de problèmes systémiques de crédit sont autant d’éléments qui entretiennent le dynamisme des marchés boursiers. Au centre de tout cela, on trouve le concept d’exceptionnalisme américain, dans le sillage duquel ses alliés économiques les plus proches, l’Europe et le Japon, peuvent également avancer à fière allure. C’est un marché haussier et il comporte bien entendu des risques.

Des abaissements qui se font attendre, mais pas de relèvements 

Les attentes du marché concernant le taux directeur de la Réserve fédérale américaine (Fed) à la fin de 2024 sont passées de 3,65% le 12 janvier à 4,45% le 22 février. Il s’agit là d’une révision notable, qui implique trois paliers d’abaissement de taux d’intérêt de moins que ce qui était prévu il y a encore six semaines. À la suite des rapports de janvier sur l’emploi et les prix à la consommation, aux chiffres plus élevés que prévu, certaines voix se sont même fait entendre pour demander que la Fed considère de relever ses taux. Parler ne coûte pas cher, tout comme miser sur une hausse des taux. Selon les données de Bloomberg, la prime requise pour une option permettant de miser sur des taux d’intérêt à trois mois plus élevés que le niveau actuel, basé sur un taux des fonds fédéraux atteignant 5,5% d’ici juin, se monte à environ 0,03%. Miser sur une baisse des taux coûterait 0,48%. De fait, le marché ne croit pas que les taux d’intérêt grimperont davantage, mais si vous êtes à la recherche d’un pari à bon frais, je vous en propose un.

Quel ennui 

Au cours des dernières années, nous avons été habitués à ce que la Fed, et d’autres banques centrales, renforcent massivement leur stratégie de communication. Comme l’a dit un jour l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, la politique monétaire devrait être ennuyeuse - il ne devrait donc pas y avoir de chocs. Si le sentiment des décideurs de la Fed était que la bataille contre l’inflation était sur le point d’être perdue, ses communiqués officiels comprendraient un certain nombre de formulations et de commentaires pouvant être interprétés dans ce sens. Or, ce n’est pas le cas. La Fed estime qu’elle procédera à des abaissements des taux d’intérêt cette année. Même dans le compte rendu de la dernière réunion de son comité de politique monétaire, elle semblait plutôt porter son attention sur le calendrier des baisses de taux que sur la question de savoir si celles-ci allaient avoir lieu. S’il advenait un soudain relèvement des taux d’intérêt, sans avertissement, les marchés s’effondreraient.

Au lieu de cela, la Fed a orienté les attentes du marché vers un nombre plus réduit d’abaissements de taux, et intervenant un peu plus tard dans l’année, que ce qu’il espérait voir se produire. Tout investisseur qui suit attentivement les données macroéconomiques américaines conviendra que cette démarche était totalement justifiée. Mais à moins que la Fed n’en décide autrement, les taux actuels ne devraient pas constituer une menace pour les investissements en crédit et en actions. Les rendements des liquidités pourraient rester supérieurs à 5% aux États-Unis et se situer autour de 4% en Europe, mais la plupart des actions sont en train de pulvériser ces chiffres en ce moment.

Résistance du crédit 

Dans le même compte rendu, cité plus haut, la Fed a commenté les conditions de crédit pratiquées dans l’économie américaine. À mes yeux, ces éléments sont importants parce que le marché des obligations d’entreprises publiques et liquides est un secteur d’investissement privilégié, compte tenu de la phase où nous nous trouvons actuellement dans le cycle. Je cite la Fed: « La qualité du crédit des entreprises non financières empruntant sur les marchés des obligations d’entreprises et des prêts à effet de levier est restée globalement bonne. » Elle faisait référence à l’augmentation des impayés de cartes de crédit et de prêts automobiles, ainsi qu’au fait que le marché de l’immobilier commercial était soumis à un resserrement continu des conditions de prêt et à une baisse des prix. Ce tableau met en évidence le fait que la hausse des taux d’intérêt n’a guère affecté les grandes entreprises emprunteuses qui détiennent d’importantes liquidités dans leur bilan, du moment qu’il s’agit de sociétés de qualité. En revanche, cette hausse a eu un certain impact sur les consommateurs emprunteurs disposant de faibles revenus, de même que sur les modèles commerciaux du secteur immobilier, plus sensible aux fluctuations du taux d’intérêt. Jusqu’à présent, ces répercussions ont toutefois été limitées.

Recul des bénéfices des banques régionales

La faiblesse du marché de l’immobilier commercial n’est pas un phénomène nouveau. La baisse des taux d’occupation des bureaux et l’essor du commerce en ligne ont affecté les flux de trésorerie locatifs et la valorisation des actifs des projets de développement immobilier dans le domaine des bureaux et du commerce. La hausse des coûts de financement a encore érodé le flux de trésorerie net des promoteurs immobiliers et risque, en termes de ratio prêt/valeur, de conduire les prêteurs à accentuer le caractère restrictif des clauses appliquées à certains emprunteurs qui pourraient avoir besoin d’un financement supplémentaire. Des préoccupations se sont fait jour à ce sujet au niveau des banques régionales, dans lesquelles les prêts immobiliers commerciaux représentent - au total - près de 30% des actifs bancaires. Le sous-indice bancaire de l’indice Russell 2000 a révélé un résultat se situant 18% au-dessous des performances du marché global au cours de l’année écoulée (et inférieur de 38% par rapport au S&P 500). Sur le marché obligataire, en revanche, le sous-secteur immobilier de l’indice américain des obligations d’entreprises a continué d’enregistrer des performances plutôt correctes. Le rendement global au pire est actuellement de 5,6%, contre 5,45% pour l’ensemble du marché, avec des écarts supérieurs d’environ 20 points de base. Avec des échéances légèrement plus courtes que la moyenne du marché, le secteur des obligations d’entreprises immobilières a réussi à légèrement dépasser le marché dans son ensemble au cours des 12 derniers mois.

Il conviendra d’être attentif aux décisions de la Fed pour savoir si elle gèlera les taux d’intérêt plus longtemps qu’on ne le prévoyait il y a tout juste quelques semaines. Les banques régionales cotées en bourse ont enregistré une chute de 30% de la croissance cumulée des bénéfices pour le quatrième trimestre 2023, alors que les bénéfices par action du secteur bancaire de l’indice S&P 500 n’ont reculé que de 11%. Sur le plan des liquidités, les conditions se resserrent, avec la Fed ayant décidé de mettre un terme à son programme de financement des banques sur la durée, et avec des réserves bancaires allant s’amenuisant. Le secteur des banques régionales pourrait devoir faire face à de nouvelles tensions, car les taux restent élevés. Pour l’instant cependant, ces risques ne sont pas une raison suffisante de se montrer pessimiste à l’égard du crédit aux entreprises ou du marché boursier en général. Comme les revenus obligataires sont plus importants depuis le début de l’année, le crédit continue d’offrir des opportunités sur ce plan, et les obligations pourraient se redresser considérablement si le marché haussier des actions devait s’inverser à la suite de mauvaises nouvelles économiques.

Cette appréciation vaut également pour le segment du haut rendement, qui continue de présenter l’attrait structurel de pouvoir offrir des rendements totaux comparables à ceux des actions, tout en étant exposé à une volatilité bien moindre. En effet, sur la décennie écoulée, le rendement total annualisé du marché américain à haut rendement a été de 6,4%. L’indice américain Russell 2000 des actions à petite capitalisation a quant à lui enregistré un rendement total annualisé de 7,6%. En revanche, les revenus mensuels pour le haut rendement présentaient une volatilité annualisée qui n’était que de 3,8%, alors que celle-ci se montait à 20% pour les actions à petite capitalisation.

De nombreuses opportunités de crédit 

Il n’y a pas que le crédit américain. Depuis le début de l’année, les titres européens à revenu fixe de qualité ont légèrement surpassé le marché américain et, par rapport au marché sous-jacent des obligations d’État, le crédit en livres sterling a produit de meilleurs résultats que ces deux marchés. Les prêts à effet de levier, la dette des marchés émergents, les titres asiatiques à haut rendement et les titres adossés à des actifs ont tous produit des rendements positifs jusqu’à présent. Tant que les taux d’intérêt resteront élevés et que le scénario de l’atterrissage en douceur sera le plus probable, ces actifs devraient continuer à bien se comporter et à offrir des rendements supérieurs à ceux des liquidités grâce à l’écart de crédit attrayant qu’ils comportent.

Un horizon sans limite 

On peut dire que cette semaine n’a pas du tout été axée sur le crédit, mais sur Nvidia. Le 21 février, le fabricant américain de semi-conducteurs publiait ses résultats du quatrième trimestre 2023. L’annonce était très attendue, car ceux qui estiment que nous sommes dans une bulle technologique espéraient y trouver des données susceptibles d’apporter de l’eau à leur moulin. Ils sont restés sur leur faim. Le chiffre d’affaires est supérieur à 22 milliards de dollars, après avoir dépassé les 18 milliards de dollars au troisième trimestre. Ce chiffre d’affaires est entraîné par le secteur technologique américain et le secteur des entreprises dans son ensemble, qui consacrent des moyens financiers considérables à l’IA et à la réalisation d’une plus grande puissance de gestion des données. Sur une base annuelle, le chiffre d’affaires de cette seule entreprise correspond à près de 5% du montant total des dépenses de 2023 allouées par les entreprises américaines aux équipements de traitement de l’information (d’après les données des comptes nationaux). Selon les estimations actuelles, les recettes de Nvidia dépasseront les 100 milliards de dollars cette année - elles se montaient à 27 milliards de dollars en 2022.

Un gain de productivité 

Est-ce que les investisseurs estiment que l’action de Nvidia représente aujourd’hui une juste valeur? Selon Bloomberg, son ratio cours/bénéfices équivaut à 29 fois les bénéfices prévisionnels à 12 mois. Par conséquent, la réponse à cette question dépend du degré de conviction que sa croissance pourra se poursuivre au même rythme. À titre de comparaison, si l’on emploie les ratios cours/bénéfices de Bloomberg, le titre de Nvidia est un peu plus avantageux que celui de Microsoft et légèrement plus cher que celui d’Apple. D’un point de vue macroéconomique, l’aspect le plus important est qu’il nous indique que la technologie est le moteur de l’économie américaine et des bénéfices boursiers, et qu’elle engendrera des gains de productivité et de croissance. Dans le courant du printemps, l’Institut d’investissement AXA IM publiera une série de documents sur le thème général de l’exceptionnalisme américain. Qu’il s’agisse d’un portefeuille de crédit diversifié ou d’un fonds d’actions à forte croissance des bénéfices, les États-Unis sont l’endroit vers lequel il s’agit d’orienter ses recherches. Nous tiendrons évidemment compte des risques - les implications politiques et économiques des résultats de l’élection américaine constituant un élément clé à cet égard, de même que la menace permanente d’une faiblesse financière pouvant être provoquée par le maintien prolongé des taux d’intérêt à un niveau trop élevé. Mais il y a bien d’autres aspects à prendre en compte, notamment la façon dont au cours de son histoire, les États-Unis parviennent à offrir aux investisseurs d’impact dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, des occasions de trouver des entreprises cotées en bourse qui mettent à profit les avancées technologiques pour vraiment faire la différence. Les rapides mutations technologiques et l’extensibilité offerte par les options de financement approfondi enrichissent les marchés boursiers américains en tant que source d’opportunités pour l’investissement d’impact.
La zone euro et l’économie du Royaume-Uni ont déjà atterri. Celle des États-Unis ne cesse de croître - et ce, à un rythme plus rapide que celui auquel tout le monde s’attendait. Cette année, l’équilibre entre la croissance réelle (2,0% pour ce qui est de notre prévision actuelle) et l’inflation sera bien meilleur qu’au cours des deux dernières années. Bien qu’il existe des risques politiques et financiers, et que les investisseurs doivent s’habituer à des taux d’intérêt se situant entre 4% et 5%, au lieu de la fourchette de 0% à 1% dont nous a gratifiés la dernière décennie, la toile de fond macroéconomique actuelle semble favorable à l’investissement aux États-Unis. Les actifs financiers ne sont pas bon marché, mais la forte génération de flux de trésorerie devrait venir en soutien aux valorisations. Si la technologie stimule la productivité, les rendements réels seront plus élevés, ce qui devrait également se refléter dans des taux d’intérêt réels plus élevés, comme je l’ai indiqué récemment. Mais la productivité est également synonyme d’une plus forte croissance des revenus, ce qui déplace la courbe de l’offre vers la droite et pousse tout ce petit monde vers le haut.

Moderniser le monde 

Dans mon premier emploi après mes études, je devais rédiger à la main des rapports économiques, les envoyer au service de dactylographie, attendre la version dactylographiée, la revoir, puis la faire revoir et corriger nouveau par quelqu’un de plus expérimenté. Ça prenait plusieurs jours. Les logiciels de traitement de texte et les ordinateurs personnels ont changé la donne et le service de dactylographie a disparu depuis longtemps. Quant au traitement des données chiffrées, nous recevions tous les mois une bande magnétique contenant les données économiques actualisées du Fonds monétaire international, qui devaient être téléchargées sur un ordinateur central pendant la nuit, avant que nous, analystes, puissions finalement accéder aux données sur un terminal. Aujourd’hui, je peux télécharger les mêmes données dans un modèle de tableur Excel et en quelques minutes, produire une présentation avec des graphiques illustrant la situation actuelle. Bientôt, ce processus n’aura même plus besoin de quelqu’un comme moi - l’IA s’en chargera, car elle effectuera la majeure partie de la rédaction des rapports, de la gestion des données, de la communication avec les clients et des tâches administratives en lien avec la gestion de portefeuille. La vie évolue rapidement, ce qui rend plus difficile la tâche d’assurer la crédibilité des modèles économiques et la pertinence des prévisions. Heureusement, car sinon le métier d’investisseur ne serait pas aussi amusant ni, souhaitons-le, aussi gratifiant. Ne luttez donc pas contre la modernisation, en particulier dans le monde de l’investissement!

 

(Données de performance/sources de données: Refinitiv Datastream, Bloomberg, état du 22 février 2024). Les performances passées ne doivent pas être considérées comme un indicateur de performances futures.

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