La fraude, péril de fin de cycle

Axel Botte, Ostrum AM

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L’information financière partielle, trompeuse ou asymétrique finit toujours par être sanctionnée.

Les marchés financiers sont les procureurs les plus sévères. Le ralentissement de la croissance agit souvent comme un révélateur des faiblesses structurelles des entreprises non viables et met au jour les cas de fraudes. Un cycle de fraude se superpose ainsi au cycle économique: plus l'expansion se prolonge, plus les cas de fraudes s’accumulent. Les pratiques douteuses prennent des formes diverses, allant des pyramides de Ponzi à une comptabilité «créative» et l'abus de métriques déformant la réalité financière.

L’effondrement des cryptomonnaies

La rapidité de l’effondrement de l’univers des cryptomonnaies interpelle. Le caractère très spéculatif de ce marché et les problèmes de gouvernance d'entreprise au cœur des déboires du secteur des monnaies numériques auraient dû alerter les intervenants. Sam Bankman-Fried, le fondateur de la plateforme d'échange de jetons FTX, aujourd'hui en faillite, avait lui-même qualifié le modèle économique du secteur de «boîte noire» ou de chaîne de Ponzi dans laquelle «l'argent entre dans une boîte, il en sort davantage et on s’en inquiètera plus tard». Comme toujours, les commissions prélevées sur les investisseurs peu méfiants finissent par se tarir, provoquant l’effondrement de la pyramide.

L’argument justifiant la détention de crypto-monnaies a beaucoup évolué au cours des dernières années. Les crypto-monnaies ont successivement été présentées comme une réserve de valeur, une couverture contre l'inflation, une structure monétaire concurrente aux monnaies fiat... dans l’unique but de masquer leur caractéristique principale d’actifs hautement spéculatifs. Nombreuses sont lesdites «stable coins» (jetons stables) à ne pas détenir le collatéral requis pour être… stables par rapport à leur monnaie fiat de référence, le plus souvent le dollar américain. Il paraît légitime de s’interroger sur les conséquences de cette crise. L’effondrement des crypto-monnaies, des jetons non fongibles (NFT) et d’autres actifs hautement spéculatifs, dont les SPAC ou les meme stocks, peut-il se propager aux principaux marchés financiers? Le secteur de la Tech américaine peut-il être davantage impacté par les conséquences de l’effondrement de l'univers crypto? À ce stade, la valeur de marché des actifs numériques totalise encore plusieurs centaines de milliards de dollars.

L‘ampleur de la rémunération en actions atteint parfois des proportions préoccupantes, compensant en grande partie les programmes de rachat d'actions.

Parallèlement, les investisseurs lésés et même des dirigeants du secteur des crypto appellent désormais à la «régulation» du secteur et à poursuivre les «méchants» opérant depuis les Bahamas ou Dubaï. Appeler aujourd’hui à une réglementation et à un soutien gouvernemental, au même titre que les systèmes de monnaie fiduciaire, constitue une belle ironie venant d’un monde qui prétendait se substituer aux monnaies fiat en décentralisant la finance. Quoi qu'il en soit, ces appels à la «justice» après que le vent a tourné n'est pas un phénomène nouveau. Les faillites spectaculaires d'Enron ou de WorldCom avaient, en leur temps, donné lieu à la loi Sarbanes-Oxley de 2002 établissant des réglementations financières et d'audit radicales pour les entreprises cotées.

L’inflation des métriques financières

Outre les chaînes de Ponzi alimentées par la cupidité des intervenants, il existe un autre sujet de préoccupation, à savoir la comptabilité parfois «créative» des entreprises. L'utilisation abusive des métriques financières pour masquer les fragilités des business plans est courante. La SEC américaine et d'autres régulateurs du marché pourraient statuer sur ces métriques douteuses.

L'EBITDA ajusté écarte trop souvent de véritables coûts d'exploitation. Les entreprises qui déduisent des charges de restructuration «exceptionnelles» chaque année sur de longues périodes sont autant d’exemples de comptabilité malhonnête, ces charges étant, de fait, récurrentes. De même, l'EBITDA  «ajusté  de  la  communauté» («community-adjusted») de WeWork n'est pas un problème jusqu’au jour où.... L'EBITDAC, ou l’EBE avant «Coronavirus», a aussi fait une entrée remarquée dans les communications financières autour de 2021 pour rendre plus attrayants les multiples de dette.

Les charges à réintégrer dans le résultat net nécessitent un examen minutieux. Comme les marchés récompensent souvent la croissance plutôt que la rentabilité (avec parfois des performances boursières stellaires comme celles de la technologie non-profitable en 2021), la rémunération des dirigeants a évolué. La rémunération en actions est monnaie courante, mais n’est pas considérée comme une dépense d'exploitation. Cette forme de rémunération fonctionne parallèlement aux éventuels programmes de rachat d'actions. Lorsque les cours baissent, maintenir inchangé le montant en dollars de la rémunération contractuelle requiert une émission d'actions plus élevée, ce qui induit une pression procyclique sur le cours de bourse. Cela revient à accorder aux managers une option de vente (put) sur la valeur de l'entreprise. L‘ampleur de la rémunération en actions atteint parfois des proportions préoccupantes, compensant en grande partie les programmes de rachat d'actions. En outre, ce schéma de rémunération des dirigeants n’incite pas à la prudence dans le choix des projets d’investissement pour l’entreprise. Et ces incitations comptent. On estime que les rémunérations en actions de Tesla représentent près de la moitié du BPA proforma. Il devrait apparaître clairement que la rémunération basée sur les actions est bien une dépense et une forme de levier financier implicite.

Les signaux d’alerte d’une fraude

Détecter un cas de fraude n'est pas aisé. Mais il semble qu’il y ait des régularités ou des «faits stylisés» préfigurant le déclin des entreprises. Une tendance à la baisse du cours de l'action sur plusieurs années constitue un de ces signaux. Une moindre résistance aux turbulences économiques et un faible degré de contrôle interne constituent des alertes pour les investisseurs. Un changement brutal d'auditeurs, comme on l'a vu récemment dans l'immobilier européen, est évidemment un signal négatif. L'obsession de la taille dans un contexte de baisse du levier opérationnel (c'est-à-dire la capacité de transformer les revenus en profit) peut conduire à des acquisitions non-essentielles prédisant les faillites d'entreprises. Une surestimation de la croissance des revenus peut également signaler un levier opérationnel insuffisant.  La durée du mandat des dirigeants est équivoque, de ce point de vue. Les mandats courts (0-4 ans) sont inefficaces, car les dirigeants sont trop focalisés sur le cours boursier. Les directions «installées» avec des mandats supérieurs à 10 ans sont également problématiques sur le plan empirique. La durée idéale se situe entre 4 et 10 ans. Les départs soudains de la direction sont clairement des signaux d’alerte. Par ailleurs, la complexité des transactions d'acquisition, en particulier avec des parties liées, peut masquer des détournements financiers. Enfin, dans les cas de fraudes, la rémunération du directeur financier a en général un meilleur potentiel prédictif que celle du PDG.

Les gros poissons remontent à la surface en fin du cycle. Le cycle de fraude financière constitue un fait stylisé qui se superpose au cycle économique. L’information financière, lorsqu’elle est partielle, trompeuse ou asymétrique, finit toujours par être sanctionnée… et les procureurs les plus durs sont sans doute les marchés.

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