Entente illégale et gestion durable

Antoine Mach, Covalence SA

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L’ouverture d’une enquête dans le secteur des parfums donne l’occasion de réfléchir à la matérialité des enjeux ESG.

Par un communiqué daté du 8 mars, la Commission de la concurrence (Comco) nous apprenait l’ouverture d’une enquête dans le secteur des parfums en raison de soupçons d’ententes sur les prix. Les entreprises concernées sont les genevoises Firmenich et Givaudan, Flavors & Fragrances (USA) et Symrise (Allemagne). Ce jour-là, l’action GIVN a perdu 3% en début de session, avant de se reprendre. Les pratiques anticoncurrentielles sont proscrites par la loi et par les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) utilisés en finance durable. L’enquête établira si les soupçons actuels sont fondés ou alors elle blanchira les entités concernées, qui sont présumées innocentes.

C’est l’occasion de s’interroger sur la matérialité des facteurs ESG. Dans quelle mesure les événements à composante sociale ou environnementale ont-ils un effet sur les résultats financiers des entreprises? Comment les investisseurs prennent-ils en compte ces événements dans leurs décisions d’investissement? Quand mettent-ils en pratique leurs stratégies d’investissement durable? A quels moments l’«intégration ESG» est-elle effective? Une étude du consultant Redington, parue en 2022, indiquait que 43% des gérants d’actifs interrogés se sont montrés incapables de citer un exemple de décision de vente d’un titre pour des motifs ESG au cours des douze derniers mois.

Givaudan fait figure de bon élève dans les tabelles ESG: AAA chez MSCI, double A chez CDP, scores élevés chez Sustainalytics, Refinitiv et Covalence (et scores moyens chez S&P et ISS). Il est pour le moins inhabituel de voir Givaudan associé à des controverses d’ordre éthique, ce qui stimule la réflexion sur la situation actuelle et inspire cette question: considérant la controverse en cours, les bons scores ESG de Givaudan font-ils office de protection ou vont-ils plutôt renforcer le sentiment de déception? Nous avons contacté des analystes financiers et des gérants de fonds durables pour leur demander si, selon leur appréciation, la supposée affaire du cartel des parfums est un événement matériel.

Issue de la comptabilité, la notion de matérialité qualifie les éléments importants ou significatifs aux yeux d’un investisseur moyen. Cette notion peut aussi s’appliquer aux facteurs ESG à même d’influencer les résultats financiers d’une entreprise, comme son cours boursier. On parle ici de «matérialité simple ». L’avis de Philippine Adam, analyste actions à la banque d’investissement Bryan, Garnier & Co: «La réaction du cours de Givaudan le 8 mars indique que si les enquêtes devaient démontrer un comportement anticoncurrentiel, cela serait perçu négativement par le marché. Mais je ne pense pas que cela changerait les fondamentaux de l’entreprise, qui reste un premier de la classe et démontre la force de son modèle d’affaires depuis longtemps.»

Arben Hasanaj est analyste au sein de l’équipe de recherche sur les actions suisses de Vontobel: «Tout d'abord, j'ai été surpris de constater qu'une enquête de cette ampleur impliquait l'UE, le Royaume-Uni, la Suisse et les Etats-Unis et qu'elle comportait également des inspections inopinées. Je pense que c'est la première fois que cela se produit à une telle échelle. Il semble donc que les autorités aient dû obtenir des informations qu'elles considéraient comme suffisamment importantes pour justifier une telle enquête. Néanmoins, étant donné le fonctionnement du secteur des parfums, nous peinons à comprendre comment un tel cartel aurait pu fonctionner. Nous pensons que les autorités auront du mal à analyser cette question et que cela prendra du temps, au moins un an. S'il s'avère que Givaudan a effectivement joué un rôle actif dans ce comportement anticoncurrentiel, cela aurait probablement un impact sur la réputation et le profil ESG de l'entreprise. Cela pourrait également affecter les relations avec les clients et nuire à la confiance des investisseurs, si l'inconduite a été grave.»

Dans l’analyse de M. Hasanaj, la référence à la «réputation» et au «profil ESG» est significative car elle ouvre la porte à une vision plus large de la matérialité, à la notion de «matérialité double», défendue au sein de l’Union européenne avec ce postulat: les investisseurs ne doivent pas seulement considérer les implications financières directes des facteurs ESG, ils doivent aussi, et d’abord, prendre en compte l’impact des entreprises sur la société et sur l’environnement. On pense également à la «matérialité dynamique» en vogue au World Economic Forum: l’idée que des enjeux ESG qui ne sont pas matériels pour les investisseurs aujourd’hui peuvent le devenir demain.

Qu’en pensent les gérants de fonds estampillés «durable» ou «responsable»? Certains s’expriment mais ne souhaitent pas être cités. «Nous suivons de près les situations de ce type dans le cadre de notre analyse fondamentale des entreprises en portefeuille et de leurs facteurs ESG. A ce stade, les informations disponibles sur l’enquête en cours sont limitées et ne permettent pas de préjuger d’un effet éventuel sur l’inclusion du titre dans notre fonds.» Pour un autre gérant de fonds durable préférant garder l’anonymat: «Nous sommes préoccupés par les enquêtes menées par les autorités de la concurrence. Il est très difficile d'évaluer les dommages à la réputation qui seraient pris en compte par le marché.»

Givaudan fait partie des 10 premières positions du Cadmos – Swiss Engagement Fund, qui est promu et conseillé par de Pury Pictet Turrettini & Cie (PPT). Il s’agit d’un fonds long only en actions suisses pratiquant l’engagement et le dialogue avec les entreprises pour les aider à progresser sur les enjeux ESG ; il s’aligne sur l’article 9 de la réglementation européenne SFDR, réservé aux fonds poursuivant des objectifs de durabilité. Le regard de Dominique Habegger, responsable de la durabilité chez PPT: «S’il y a une faille avérée au niveau de l’éthique des affaires, en particulier si cela concerne le sommet de la hiérarchie, notre priorité est que le management en tire les leçons et apporte les correctifs qui s’imposent. Cela fait neuf ans que les fonds Cadmos pratiquent l’engagement actionnarial avec Givaudan. Le sujet sera discuté lors du prochain meeting.»

Les mois à venir nous permettront certainement d’en apprendre davantage sur d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des parfums, sur la capacité d’évolution des entreprises concernées et sur la façon dont les investisseurs perçoivent la matérialité des enjeux ESG.

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