Critiquée à gauche en Europe et à droite aux USA, la finance durable cherche sa voie entre matérialité simple et double.
Quelles sont les motivations des utilisateurs de produits d’investissement durable? Les organisations Swiss Sustainable Finance et Asset Management Association Switzerland en distinguent trois1: l’alignement des valeurs (les exclusions sectorielles, comme celles visant le pétrole ou le tabac, répondent à cette motivation); la performance financière (c’est l’ambition de l’intégration ESG); et enfin la volonté d’amener un changement positif, d’avoir un impact (impact investing, thématique, engagement).
Ces 20 dernières années, la finance durable s’est fortement développée sous l’impulsion des Nations Unies et des investisseurs institutionnels, notamment les fonds de pension du secteur public. L’argument principal utilisé pour «vendre» les Principes pour l’investissement responsable (2005) a été d’ordre économique: améliorer le couple risque-rendement en tablant sur la matérialité financière des facteurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG; voir le premier article de cette série sur la matérialité simple2).
Cette tactique a permis à la finance durable de sortir de la niche et d’accumuler les actifs sous gestion (plus d’un tiers de la masse totale aujourd’hui). Toutes les banques offrent à présent des produits de ce type. Mais ce succès comptable génère aussi des frustrations. Celles-ci sont le fait de personnes et d’organisations dont la motivation première à l’égard de l’investissement durable est de créer un changement positif. De ce point de vue, les stratégies de placements durables focalisées sur la recherche de performance sont trop proches des stratégies traditionnelles, ne modifient pas suffisamment les flux de capitaux, et ne créent pas un impact positif sur la société et l’environnement. Les allégations de greenwashing reflètent ce type de frustrations.
Pour corriger le tir, c’est-à-dire pour faire en sorte que la finance durable réponde mieux à la volonté d’amener un changement positif, l’Union européenne a lancé un vaste plan d’action en matière de transparence, de classifications d’activité durables (taxonomie) et de labellisation des produits financiers. Au cœur de ce plan, le concept de matérialité double: les investisseurs ne doivent pas seulement considérer les implications financières des facteurs ESG; ils doivent aussi, et d’abord, prendre en compte l’impact des entreprises sur la société et l’environnement.
Gérant 250 milliards d’euros pour le compte de fonds de pension, le Néerlandais PGGM assume son adhésion au concept de matérialité double: «Nous ne nous contentons pas d’examiner comment le risque climatique affecte notre portefeuille, nous examinons également comment notre portefeuille peut stabiliser l’écosystème.»3
D’inspiration européenne, la matérialité double trouve ses principaux détracteurs aux Etats-Unis. Dans plusieurs Etats producteurs de pétrole (Virginie occidentale, Texas, Idaho, etc.), des politiciens républicains s’en prennent avec vigueur à l’idée que le capitalisme soit utilisé pour améliorer l’état du monde, déplorant qu’une idéologie «woke» vienne perturber la bonne marche des marchés et réduire les possibilités de financement offertes à l’industrie extractive. Selon l’ancien vice-président Mike Pence: «La gauche woke s'apprête à conquérir les entreprises américaines et a mis en place une stratégie visant à imposer son programme environnemental et social radical aux sociétés cotées en bourse.»4
Cibles de ce mouvement anti-ESG, des gestionnaires d’actifs ont été inscrits sur liste noire pour cause de promotion des investissements durables. Vu d’Europe, il est piquant de voir UBS, Goldman Sachs et BlackRock dépeints en affreux gauchistes. Soupçonné de boycott de l’industrie pétrolière par le trésorier de la Virginie Occidentale, Goldman Sachs a dû se défendre en citant un rapport du groupe environnemental Rainforest Action Network l’accusant de faire partie des plus gros financeurs de l’industrie pétrolière.5 Lui aussi soupçonné de sympathie pour le développement durable et la matérialité double, Larry Fink, CEO de BlackRock, s’est justifié par l’argument de la matérialité simple: «Nous nous concentrons sur la durabilité non pas parce que nous sommes des environnementalistes, mais parce que nous sommes des capitalistes et des fiduciaires pour nos clients.»6
Dans les milieux de gauche en Europe, la finance durable est jugée trop capitaliste et pas assez sociale ; alors qu’au sein de la droite américaine, c’est le contraire: la finance durable est jugée trop sociale et pas assez capitaliste. Un prochain article décrira les tentatives de dépassement de cette opposition.
2 https://www.allnews.ch/content/points-de-vue/les-promesses-incertaines-de-la-mat%C3%A9rialit%C3%A9-simple
3 https://www.ipe.com/news/analysis-stuart-kirk-and-the-fault-line-in-the-esg-debate/10060304.article?
4 https://eu.usatoday.com/story/money/business/2022/08/25/republicans-esg-investors-war/7877104001/
5 https://www.reuters.com/business/sustainable-business/west-virginia-banks-cite-green-criticism-red-state-credential-2022-07-13/
6 https://www.blackrock.com/ch/individual/en/2022-larry-fink-ceo-letter?