Les promesses incertaines de la matérialité simple

Antoine Mach, Covalence SA

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Rampe de lancement de la finance durable, l’idée de matérialité financière des facteurs ESG est mise au défi du réel.

En comptabilité, la notion de «matérialité» qualifie les éléments importants ou significatifs devant apparaître dans les états financiers. Cette notion a été recyclée dans l’univers de la finance durable. Elle s’applique alors aux facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui sont à même d’influencer les résultats financiers d’une entreprise et, partant, des investissements réalisés dans celle-ci. On parle ici de «matérialité simple».

Dans les travaux préparatoires ayant débouché sur la création des Principes pour l’investissement responsable (PRI) en 2006, les experts consultés par les Nations Unies ont décrit des exemples d’enjeux ESG pouvant affecter la valeur actionnariale à long terme, tels que le changement climatique ou la santé et la sécurité du personnel. Largement adoptés aujourd’hui, les PRI reposent sur la conviction qu’un comportement vertueux, responsable, durable, est aussi rentable. Sur un mode gagnant-gagnant, la notion de matérialité est convoquée pour servir de courroie de transmission, de dispositif de couplage entre l’économie et la gouvernance globale.

Cette conviction déployée par des libres-penseurs actifs au sein de l’ONU est-elle le reflet de leur intelligence tactique, ou témoigne-t-elle d’un certain angélisme? De l’aveu de l’ancien responsable de l’Initiative financière du Programme des Nations-Unies pour l’environnement, Paul Clements-Hunt, en effet, «les PRI sont optimistes et porteurs d’une aspiration.»

La matérialité simple est au cœur de l’approche d’investissement durable la plus utilisée à l’échelle internationale, à savoir l’intégration ESG, ou «la prise en compte explicite par les investisseurs des risques et opportunités ESG dans les analyses financières traditionnelles et les décisions d'investissement»1. Cette approche est particulièrement populaire aux Etats-Unis dans les milieux du rating de crédit, de la gestion d’actifs et de la notation ESG. Ainsi Susan Gray, Global head of corporate ratings chez Standard & Poors, disait en 2019: «Les facteurs ESG peuvent être matériels ou non. S'ils le sont, nous en parlerons. Dans le cas contraire, nous n'en parlerons pas.»2  Jennifer Wu, Global head of sustainable investing chez JP Morgan Asset Management, va dans le même sens: «L'intégration ESG ne consiste qu'à identifier les entreprises qui obtiendront des résultats financiers supérieurs à ceux de leurs pairs.»3 Enfin, MSCI, un des leaders de la notation ESG, enfonce le clou: «Les notations ESG de MSCI ESG Research sont conçues pour mesurer la résistance d'une entreprise aux risques ESG financièrement importants.»4

Alors, la matérialité simple, ça marche? Dans un sens, oui: plusieurs méta-études démontrent une corrélation généralement positive entre score ESG et performance financière, tant à l’échelle des sociétés qu’à celle de portefeuilles d’investissements. Mais d’autres études nous disent de faire attention: corrélation ne signifie pas causalité ; c’est peut-être la santé financière qui permet d’obtenir de bons scores ESG, plutôt que l’inverse. Autre possibilité couverte par la recherche: des facteurs tiers, comme la qualité du management, pourraient expliquer à la fois la performance financière et une évaluation ESG élevée. La question de l’attribution d’une surperformance aux facteurs ESG est âprement débattue.5

Une autre limite de la matérialité simple réside dans l’horizon temps. Le concept est sensé fonctionner à long terme, mais pas forcément à court ou moyen terme (voir la crise énergétique mondiale actuelle). Ce qui a fait dire à Stuart Kirk, ex-Global head of responsible investments chez HSBC (il a été suspendu après avoir tenu ces propos politiquement incorrects): «Les investisseurs ne devraient pas s’inquiéter du risque climatique.»6

Les implications financières des enjeux ESG sont difficiles à chiffrer. D’ailleurs, près de la moitié des gérants d’actifs sondés par le consultant Redington se sont montrés incapables, au cours des douze derniers mois, de donner un exemple de décision de vente d’un titre motivée par des facteurs sociaux ou environnementaux.7

Enfin, pour les défenseurs de la durabilité, la matérialité simple souffre d’un défaut originel pouvant saper la crédibilité de l’investissement durable: elle ignore l’impact des entreprises sur l’environnement et la société, focalisée qu’elle est sur le mouvement inverse, l’impact de l’environnement et de la société sur les entreprises. Dans le prochain volet de cette série d’articles, nous verrons comment la notion de matérialité double tente de corriger ce défaut.

 

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