Des entreprises membres du WEF cherchent à concilier rentabilité à court terme et utilité sociale à long terme.
Sur les hauteurs de Davos, depuis le sommet du Sandhubel, vous devez rejoindre le Valbellahorn en marchant sur un fil aidé d’un balancier. C’est à un exercice d’équilibrisme similaire que se livrent les dirigeants de grandes entreprises membres du Forum économique mondial lorsqu’ils décrivent les contours du capitalisme responsable. Appelé aussi «capitalisme des parties prenantes», cette notion décrit la figure d’une entreprise soucieuse à la fois de sa rentabilité à court terme et de sa capacité à renforcer son utilité sociale à long terme.
Ce matin, une session du World Economic Forum (WEF) 2023 était consacrée à ce sujet, à cette ambition, la gestion d’un capitalisme responsable et des dilemmes qui en découlent. Cette session réunissait des dirigeants de grands groupes (Bank of America, Royal DSM, Mahindra Group) et le président de l’International Financial Reporting Standards, fondation qui gère le principal référentiel comptable applicable aux sociétés cotées.
Cette session est reliée à une initiative en cours au sein du WEF, Stakeholder Capitalism Metrics, ou les «métriques du capitalisme des parties prenantes». Elle résonne aussi avec le manifeste de Davos mis à jour en 2020: «Une entreprise est plus qu'une unité économique générant des richesses. Elle répond aux aspirations humaines et sociétales en tant qu'élément d'un système social plus large. La performance doit être mesurée non seulement en fonction du rendement pour les actionnaires, mais aussi en fonction de la manière dont elle atteint ses objectifs environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance.»
Au cours des dernières années, le WEF a sondé des CEO pour analyser les défis qui se posent aux entreprises souhaitant concilier valeur actionnariale et satisfaction des parties prenantes. Une série d’indicateurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) définis dans le cadre d’initiatives parallèles (GRI, SASB, TCFD, etc.) ont été sélectionnés pour leur importance, ou matérialité, comme par exemple: engagement avec les parties prenantes, mesures anticorruption, émissions de CO2, utilisation de la terre, égalité et dignité au travail, santé & sécurité, ou encore transparence fiscale. PepsiCo, par exemple, travaille à rendre ses produits plus nutritifs en réduisant les niveaux de sel, de sucre et de graisse saturée, ainsi qu’à réduire l’usage des emballages en plastique. Mais cela demande du temps, et de l’argent.
La notion de matérialité reflète bien le caractère funambulistique du projet de capitalisme responsable. Car elle est polysémique, selon qu’on lui adjoigne le qualificatif «simple» ou «double», et selon l’audience à laquelle on s’adresse. La «matérialité simple» décrit l’impact des enjeux sociaux et environnementaux sur les résultats comptables de l’entreprise et vise un public financier (investisseurs, créditeurs). Cette vision prégnante aux Etats-Unis met la durabilité au service de l’entreprise. Elle a aussi servi à populariser la finance durable dans le cadre des Principes pour l’Investissement Responsable, l’approche d’intégration ESG, et la prise en compte du risque climatique dans les bilans comptables et les valorisations des sociétés. Elle figure également au cœur des travaux de l’International Sustainability Standards Board (ISSB).
Le concept de «matérialité double» inclut la matérialité simple mais lui ajoute le mouvement inverse: l’impact de l’entreprise sur la société et l’environnement. Ici, c’est l’entreprise qui est au service de la durabilité. On s’adresse à l’ensemble des parties prenantes, pas seulement aux actionnaires. La matérialité double est présente dans le standard de reporting de durabilité GRI (Global Reporting Initiative), elle est défendue par l’Union européenne dans différentes réglementations édictées à l’attention des entreprises et des gérants d’actifs, et elle est consubstantielle à l’approche d’investissement à impact.
Pour les CEO du WEF, le défi est de concilier ces deux types de matérialité, ces deux composantes de leur mission. Les actionnaires des entreprises privilégient des horizons-temps différents, qu’ils soient des particuliers, des fonds de pension, des hedge funds, etc. Certains vont soutenir les investissements pour rendre le modèle d’affaires plus durable, d’autres vont s’y opposer et privilégier le rendement à court terme. Les managers portent eux-mêmes des visions différentes, certains assumant un focus sur la matérialité simple (Ginkgo Bioworks), d’autres défendant une approche de matérialité double (Wipro). D’aucuns rappellent la nécessité d’aligner responsabilité légale des dirigeants et devoir fiduciaire des actionnaires. Le mode de rémunération des dirigeants joue aussi un rôle dans ce contexte.
En 2020, TruValue Labs apportait une contribution intéressante au débat sur la matérialité avec la notion de matérialité dynamique, qui a été reprise par le WEF et les principales organisations structurant le reporting de durabilité : l’idée que des enjeux ESG qui ne sont pas matériels pour les investisseurs aujourd’hui peuvent le devenir demain. Cette matérialisation des enjeux tend à s’accélérer du fait des réglementations et des technologies favorisant la transparence et de l’influence croissante de l’activisme des parties prenantes. Gageons qu’à l’avenir la matérialité dynamique aidera les dirigeants d’entreprises à concilier les attentes à court et à long terme et à tenir l’équilibre sur le fil du capitalisme responsable.