Coup de semonce aux procrastinateurs

Jean-Christophe Rochat, Banque Heritage

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Du doigté et un sérieux recalibrage seront nécessaires pour éviter un accident, financier ou conjoncturel.

A travers l’histoire comme au-delà des frontières et des régimes politiques, les dirigeants et les banquiers centraux usent, voire abusent, de l’art de «remettre à plus tard». Le passé récent ne fait pas exception, loin de là.  Au lendemain de la grande crise financière (2009), la plupart des pays ont opté pour la répression financière, à savoir l'effondrement des taux d'intérêt nominaux. Présentées comme temporaires, ces politiques ont persisté indépendamment des bouleversements des conditions-cadres mondiales. Pourtant, le monde postpandémique a changé la donne. Les baby-boomers ne sont pas revenus sur le marché et le travail à distance est devenu un nouveau mantra aux États-Unis: les quartiers d'affaires sont fantomatiques à San Francisco et la plupart des entreprises connaissent une faible fréquentation de leurs bureaux. Le marché du travail américain est entré dans une nouvelle normalité. Cette tendance est moins prononcée dans l'Union européenne ou en Asie, mais ces marchés n'ont pas encore retrouvé leur niveau moyen d'avant la pandémie.

Tant que les taux d’intérêt étaient très bas, personne ne s'en souciait vraiment. Mais selon les dernières projections du CBO (budget américain), la trajectoire future de la dette fédérale n'est plus sous contrôle. Un décalage entre les recettes et les dépenses fédérales s'est installé depuis des années. Les perspectives ne sont pas rassurantes. Les recettes dépendent de la hausse des marchés financiers (impôts sur les plus-values). Le resserrement de la politique monétaire a fait passer le taux d'intérêt moyen sur la dette fédérale (stock) de 2,1% en 2022 à 2,7% en 2023. Il se situera entre 3 et 4% à moyen terme et les coûts d'intérêt nets représenteront entre 15 et 20% des recettes fédérales, contre 5 à 10% ces quinze dernières années. Dans le même ordre d'idées, les banques centrales occidentales ont aussi réagi beaucoup trop tardivement à la résurgence de l'inflation. Aujourd'hui, en fin du cycle économique, ce retard s'avère préjudiciable et crée une instabilité financière à grande échelle. Le Japon est prisonnier d'un dilemme. Mettre en péril son secteur bancaire et financier en acceptant de mettre fin au YCC (politiques monétaires non conventionnelles). Ou bien défendre un yen dangereusement faible, donc exacerber le rapatriement des capitaux, ainsi que la hausse des taux obligataires mondiaux. Les déficits et l'évolution de la dette publique en France et en Italie sont d'autres sources de graves préoccupations.

Avec l'épuisement de leurs réserves stratégiques, les États-Unis ont perdu leur puissance de feu pour «plafonner» les prix du pétrole

En 2022, l'administration Biden a vidé les réserves stratégiques de pétrole pour faire baisser le prix du carburant à la pompe. Le prix du gallon de diesel avait dépassé les 5 dollars, alimentant les craintes d'une inflation galopante. À l'époque, les observateurs avaient parlé des «Mid-Term Petroleum Reserves». Le contraste avec la Chine, qui a reconstitué ses réserves et même accéléré le processus au premier semestre 2023, est saisissant. Peut-on voir là une gestion prudente et opportuniste, une anticipation de la décision saoudo-russe de réduire l'offre, voire géostratégique (préparation à la militarisation de l'énergie par la Russie l'hiver prochain)?

Il ne faut pas s’étonner qu’un cocktail d'indicateurs de marché et macroéconomiques nauséabond s’installe. Hausse du dollar, des taux d'intérêt courts et longs, des matières premières – le pétrole et le gaz, mais aussi le sucre, le riz, etc. L'évolution récente de la courbe des taux (2y10y) aux États-Unis est inquiétante. Conformément aux manuels, elle commence (enfin) à se pentifier après plus de 18 mois d'inversion. C'est ce qui se produit habituellement à l'approche des récessions. Cela contraste avec le scénario fort répandu de l'atterrissage en douceur. Ce mouvement de la courbe est un «bear steepening», où les taux longs augmentent davantage que les taux courts.  Traditionnellement, ce n’est pas bon pour les marchés financiers. Habituellement, les inversions se terminent par un «bull steepening», où les taux courts baissent d'abord et plus que les longs.

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