Comment améliorer la situation des producteurs de cacao en Afrique de l’Ouest?

Julia Wittenburg, J. Safra Sarasin

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Pour parvenir à une culture durable, les Etats, le secteur et les investisseurs doivent prendre part à la mise en œuvre de changements significatifs et systématiques.

©Keystone

 

Lorsque l’on déguste une tablette de chocolat, on se préoccupe rarement de l’origine de ses ingrédients ou de l’impact environnemental et social de sa production. Reconnaissant l’importance de mesures favorisant une production de cacao responsable, la Banque J. Safra Sarasin estime que les investisseurs ont un rôle de supervision à jouer afin d’assurer que les chaînes d’approvisionnement sont équitables. C’est pourquoi, elle s’est engagée à collaborer avec la filière du cacao dans l’optique d’améliorer ses performances. 

Pour bien appréhender les origines de la fève de cacao et les complexités qui ponctuent la chaîne de valeur du chocolat, nous nous sommes rendus en Côte d’Ivoire dans le cadre d’une visite de terrain organisée par Barry Callebaut, l’un des plus grands fabricants suisses de chocolat au monde. L’objectif de cette mission était d’identifier en direct les principaux obstacles à l’amélioration de la durabilité à long terme de la chaîne d’approvisionnement du cacao, et d’attester que la filière prend des mesures concrètes pour s’assurer de leur levée.

Le présent article explore les différentes facettes de la production de cacao en Afrique de l’Ouest, en particulier en Côte d’Ivoire, où la fève est un rouage essentiel de l’économie.  

Le cacao en Côte d’Ivoire: une filière complexe

Près de la moitié de l’offre mondiale de cacao vient de Côte d’Ivoire. Outre son rôle prépondérant dans l’économie – la filière emploie quelque six millions de personnes et représentait 30% des exportations (en valeur) en 2022 - le cacao fait également partie intégrante de la culture du pays. Pourtant, de nombreux cultivateurs de cacao atteignent à peine le seuil de subsistance.

Plus récemment, la situation des producteurs s’est aggravée sous l’effet de la baisse des rendements, attribuable en partie à la disparition des arbres d’ombrage et à la diminution des précipitations, et d’un manque de main d’œuvre pour l’entretien des cacaoyers. Pour compliquer les choses, la Côte d’Ivoire a connu une guerre civile et des tensions politiques au cours des 20 dernières années. A cela s’ajoutent de stricts contrôles gouvernementaux sur la production de cacao, ce qui empêche de s’attaquer à certaines problématiques telles que la diversification des cultures et des revenus.

Cultiver la nourriture des dieux

Le cacao est principalement cultivé sur de petites parcelles par de petits exploitants indépendants. Le cacaoyer - connu sous le nom de Theobroma cacao ou nourriture des dieux - est notoirement difficile à cultiver. Il lui faut entre cinq et six ans pour produire ses premiers fruits et au moins cinq mois sont nécessaires pour que chaque fruit soit prêt à être récolté. Les cacaoyers prospèrent dans des climats chauds et humides, ils doivent donc être plantés sous des arbres plus grands ou d’autres plants pour être protégés de l’ensoleillement direct.


 

Le traitement des cabosses est un travail manuel très exigeant, trop complexe pour être automatisé. Les récoltants doivent ouvrir les cabosses à la main pour en retirer la pulpe et séparer les fèves. Une fois débarrassées des débris, les fèves sont fermentées sur des feuilles de bananier pendant environ une semaine, puis séchées au soleil. Après le séchage, les fèves sont acheminées vers des coopératives pour être collectées et finalement envoyées à une usine de broyage, où elles sont nettoyées, torréfiées et raffinées de façon à produire une «liqueur», dont on extrait ensuite le beurre de cacao et la poudre de cacao. A partir de ces deux ingrédients de base, l’usine peut alors préparer les produits destinés à l’exportation.

Enjeux systémiques et trajectoire de durabilité

Ce que nous retenons du voyage en Côte d’Ivoire, c’est que pour que la filière du cacao soit durable - et que les producteurs de cacao gagnent un revenu décent tout en protégeant la nature et les droits des groupes vulnérables – une collaboration entre les Etats, le secteur et les investisseurs est nécessaire à la mise en œuvre de changements significatifs et systématiques.

Accroître les rendements pour améliorer le niveau de subsistance. L’un des principaux problèmes de la filière dans le pays est la diminution des rendements de cacao au cours des deux dernières décennies. Ceux-ci sont passés d’un plus haut de 700 kilogrammes par hectare à 520 kilogrammes. Un rapport récent du Baromètre du cacao estime que la quantité de cacao produite par hectare dans le monde a chuté à environ 350 kilogrammes par hectare, pour une parcelle de culture atteignant généralement environ trois hectares.

Changement climatique. Cette baisse tendancielle des rendements s’explique en partie par le fait que les cultures de cacao sont très sensibles au changement climatique. La Côte d’Ivoire connaît une désertification par le nord, qui, associée à la déforestation - défrichement au profit de cultures agricoles - réduit les terres disponibles pour la culture du cacao. Si aucune mesure n’est prise pour améliorer les rendements, par exemple en cultivant des variétés de cacao plus résistantes, les producteurs d’Afrique de l’Ouest risquent de voir les acheteurs de cacao changer tout simplement de fournisseur. L’Équateur et le Brésil, par exemple, offrent les bonnes conditions de culture.


 

Travail des enfants. Le travail des enfants reste un problème persistant de la chaîne de valeur mondiale du chocolat. En Côte d’Ivoire, cette pratique est illégale et officiellement découragée. Des campagnes d’affichage dans les coopératives de cacao et les usines de transformation mettent en garde contre les dangers de la production de cacao et rappellent à chacun les tâches non recommandées pour les enfants, comme la manipulation de machettes, de lourdes charges et de produits agrochimiques toxiques. Mais la réalité est différente.

Observateurs externes et investisseurs font part de leurs préoccupations concernant le travail des enfants dans la filière du cacao depuis au moins 2001, date à laquelle le protocole Harkin Engel a été adopté pour lutter contre le recours au travail des enfants dans le secteur. Mais la pauvreté a entravé les efforts déployés pour lutter contre le travail des enfants dans la production de cacao.

L’ampleur du problème est considérable. En 2020, le ministère américain du Travail a estimé que 1,56 million d’enfants travaillaient dans le secteur rien qu’en Côte d’Ivoire et au Ghana. Nombre d’entre eux viennent de pays voisins comme le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et le Togo et travaillent souvent dans des conditions que le gouvernement américain qualifie de travail forcé.

Pour ne rien arranger, la part des producteurs de cacao dans la valeur du produit final est passée d’environ 50% il y a quarante ans à moins de 2% du marché mondial du cacao, lequel s’élève à 140 milliards de dollars. Or, la pauvreté est le principal motif pour lequel les producteurs font souvent appel à des enfants pour travailler dans les champs.

Induire des changements positifs nécessite un effort collectif

Alors que les initiatives précédentes n’ont pas permis de résoudre les difficultés de la chaîne d’approvisionnement du cacao, le voyage en Côte d’Ivoire a révélé que le secteur commence à adopter une approche collaborative mieux adaptée pour s’attaquer à certaines questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) associées à la production de cacao.

Barry Callebaut et plusieurs de ses clients fabricants de chocolat travaillent sur de nombreux projets pilotes visant à résoudre certains de ces problèmes. L’objectif est d’essayer d’améliorer les rendements grâce à de meilleures techniques d’irrigation, à la fertilisation et à la diversification des cultures en proposant aux agriculteurs participants de planter des arbres d’ombrage, tels que le noyer africain, l’avocatier, l’anacardier et l’akpi. En apportant aux producteurs une aide directe sur le terrain, par exemple en prenant en charge la taille des cacaoyers, un travail difficile et parfois périlleux, le fabricant de chocolats a opté pour un soutien pratique qui vise également à réduire le recours au travail des enfants pour les tâches agricoles dangereuses.

Le secteur du chocolat a également pris des mesures avec la mise en place de programmes de certification, à l’image du programme de certification de durabilité «Forever Chocolate» de Barry Callebaut. Il s’est fixé quatre objectifs: sortir 500’000 producteurs de la pauvreté, éliminer le travail des enfants de sa chaîne d’approvisionnement d’ici 2025, utiliser des ingrédients entièrement durables d’ici 2030 et atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Le succès de l’initiative repose en grande partie sur la demande de produits durables, qui contribue à élever le niveau de vie des producteurs de cacao.

 

Reconnaissant qu’une approche collaborative est nécessaire pour relever certains des défis fondamentaux auxquels est confrontée la filière du cacao en Côte d’Ivoire, la société a également l’intention d’utiliser sa position à la table des négociations aux côtés d’autres producteurs de cacao pour essayer de s’attaquer à certaines questions politiques soulevées par les pays producteurs.

Notre rôle en tant qu’investisseurs

Les investisseurs peuvent intervenir en participant à des initiatives collaboratives ou à des discussions individuelles avec les entreprises et en supervisant ces problématiques complexes qui vont du travail des enfants à la lutte contre la déforestation.

Pour sa part, J. Safra Sarasin Sustainable Asset Management utilise son influence sur les entreprises dans lesquelles elle investit dans le cadre de ses activités de stewardship. L'équipe chargée du stewardship estime que les meilleurs résultats en matière d’engagement découlent de l’influence exercée sur les équipes de direction des entreprises, ce qui nécessite de tisser des relations à long terme avec ces dernières. La banque entretient un dialogue permanent sur la certification du cacao, le travail des enfants et la déforestation afin de suivre les progrès des programmes de développement durable dans les pays producteurs de cacao.

La stratégie d’engagement de la banque met l’accent sur le suivi des progrès sur plusieurs années. L’examen de certaines étapes clés permet de mesurer les améliorations. La cohérence de l’engagement est essentielle pour garantir la durabilité et l’efficacité des efforts sur le long terme. L’homogénéité des pratiques est également fondamentale pour induire des changements positifs. Ce faisant, la banque peut suivre efficacement les évolutions et adapter les stratégies si nécessaire, tout en prenant des décisions informées dirigées vers l’objectif global de croissance durable de la filière cacaoyère.

Cette approche du stewardship permet également d’aider les entreprises à améliorer la transparence sur les principaux enjeux de durabilité auxquels elles sont confrontées et les initiatives prises en la matière. La transparence est le gage d’une supervision efficace de la part des investisseurs et d’une juste évaluation des questions non financières dans le processus d’investissement, contribuant ainsi à réduire les impacts sociaux et environnementaux négatifs et à promouvoir une croissance durable.

Même si ces approches n’apportent pas de solution immédiate à un problème extrêmement complexe et hétérogène, et même s’il n'existe pas de solution simple, les efforts visant à rendre la production de cacao plus durable contribueront également à atténuer l’arrière-goût amer du chocolat pour les producteurs.

Ouvrir la voie à une production durable

Les efforts visant à améliorer la durabilité de la production de cacao sont essentiels pour accroître les moyens de subsistance des producteurs et garantir la viabilité à long terme du secteur. Malgré les défis qui subsistent, les efforts de collaboration des différents acteurs sont essentiels pour favoriser une filière plus durable et, au final, atténuer l’impact négatif sur les producteurs et l’environnement.

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