Moins de pizzas, moins de cinéma, moins de BMW

Levi-Sergio Mutemba

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Il n’est pas certain que l’épargne accumulée durant la pandémie puisse résister à une inflation en spirale.

©Keystone

La consommation européenne commence à faiblir. Après avoir bénéficié de vents arrières sous la forme de transferts gouvernementaux visant à surmonter les restrictions commerciales dues à la pandémie du COVID-19, les consommateurs font désormais face à des vents contraires. Sous la forme d’une progression significative des prix de l’électricité et de l’alimentation, pour ne citer que les composantes les plus saillantes. Un certain nombre de secteurs d’activités souffriront d’une baisse de la demande, et ce malgré une épargne significative amassée durant la période de restrictions liées à la pandémie. Au moment où nous écrivons ces lignes, le Financial Times rapporte que les abonnements concernant 1,5 million de comptes de streaming (de Netflix à Disney Plus en passant par Apple TV) ont déjà été supprimés par les ménages britanniques en réponse à la hausse des prix.

Pour Frédéric Leroux, responsable de l’équipe cross asset de Carmignac, l’inflation ne s’arrêtera pas là. Elle devrait s’exacerber à moyen et à long terme. Notamment en raison de l’atténuation significative de certaines tendances déflationnistes ayant marqué les 40 dernières années. «La démographie des pays qui pèsent le plus dans la croissance mondiale commence à produire de moins en moins d’épargnants et de travailleurs et de plus en plus de consommateurs», observe Frédéric Leroux. «L’épargne va baisser, ce qui aura pour résultat d’augmenter les coûts de financement des investissements, ce qui produira à son tour une baisse de la productivité, faisant ainsi progresser l’inflation», craint l’expert.

«La pression sur les salaires dans les pays développés a baissé.»

Le stratégiste invoque également le recul de la globalisation ou, comme il le qualifie, la régression de «l’amazonisation de l’économie globale». Et, par conséquent, la baisse de l’importation des forces déflationnistes en provenance des pays émergents. «La concurrence des marchés émergents sur le marché du travail, qui a autrefois contribué à faire reculer les salaires dans les pays développés, est devenue beaucoup moins intense», rappelle Frédéric Leroux. Les entreprises ne seraient ainsi pas aussi pressées de mettre «à tout prix» des millions de jeunes gens au travail dans les pays à faible revenu. «La pression sur les salaires dans les pays développés a baissé et le besoin d’exporter dans le but d’exploiter avec profit cette nouvelle force de travail émergente s’est également amoindrie», constate Frédéric Leroux.

«L’inflation dans la zone euro est actuellement à ses plus hauts niveaux depuis l’introduction de l’euro en 1999», signale Roxane Spitznagel, économiste chez Vanguard. «Ainsi, nous nous attendons à une inflation substantiellement plus élevée que lors de notre dernière prévision, en raison des événements en Ukraine», précise Roxane Spitznagel. «Nous anticipons donc une inflation globale de l’ordre de 6-7% cette année contre notre prévision précédente de 3-4%. Il est cependant important de noter que l’inflation reviendra vers sa cible d’ici une ou deux années», pronostique Roxane Spitznagel.

En termes d’impact sur les habitudes de consommation, l’économiste de Vanguard s’attend à voir les dépenses à destination des biens durables baisser davantage que celles liées aux biens non-durables, dès lors qu’il est plus facile de reporter de telles dépenses dans le temps. «Je m’attends donc à ce que les consommateurs dépensent moins d’argent sur les produits de luxe et les biens durables, notamment dans le secteur automobile, le mobilier ou la restauration, au profit des biens essentiels», pressent Roxane Spitznagel.

«Les supermarchés, les marques de luxe, les sociétés énergétiques devraient s’en tirer plutôt bien.»

Quant à Esty Dwek, CIO chez FlowBank, elle estime que les entreprises bénéficiant d’un «moat», ou avantage compétitif solide, pourraient mieux s’en sortir. «Les entreprises qui parviendront à transférer une grosse partie des coûts aux consommateurs devraient s’en tirer. Par conséquent, le «pricing power», ou pouvoir de fixation des prix, reste déterminant», souligne Esty Dwek. «Les supermarchés, les marques de luxe, les sociétés énergétiques devraient s’en tirer plutôt bien. Les plus petites capitalisations, les entreprises produisant des biens discrétionnaires devraient plus souffrir, si les ménages réduisent leur consommation», précise-t-elle.

«La situation sera plus tendue en Europe qu’aux Etats-Unis. D’ailleurs, la tech américaine devrait en bénéficier si l’inquiétude sur la croissance augmente», poursuit la CIO de FlowBank. «Si les sociétés dont les coûts de production augmentent ne transfèrent pas ces coûts aux consommateurs, leurs marges et leurs bénéfices en pâtiront. Mais si tel est le cas et que ces derniers parviennent à se passer des biens produits par ces entreprises, alors c’est la demande qui risque de chuter», prévient Esty Dwek.

L’épargne des ménages, malgré son évolution positive récente, pourrait en outre ne pas suffire à braver une inflation généralisée. «Les excédents d’épargne sont redescendus vers les niveaux d’avant crise, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis», relève Esty Dwek. Pour qui même les pays affichant des niveaux d’épargne élevés ne sont pas nécessairement à l’abri d’une inflation hors de contrôle. «A un moment donné, l’inflation sera autodestructrice. Autrement dit, si les prix sont trop hauts, les consommateurs arrêteront d’acheter. La question sera éventuellement de combien les dépenses seront réduites et est ce qu’un «soft landing» ou atterrissage en douceur est tout de même possible», s’interroge la CIO.

Au sein de la zone euro, Morgan Stanley évalue à environ 650 milliards d’euros l’épargne excédentaire accumulée durant la pandémie. En grande partie grâce aux programmes de soutien gouvernementaux, à un moment où les possibilités de dépenser de l’argent étaient fortement réduites. «Toutefois, en observant les comptes financiers des ménages, seule une petite portion de cette épargne se présente sous forme de devises et de dépôts bancaires, soit environ 260 milliards d’euros. Le reste fut distribué sous forme d’actifs moins liquides, tels que des actions, des titres de dette ou des fonds de retraite», expliquent les économistes de Morgan Stanley, dans une note qu’ils nous ont fait parvenir la semaine dernière.

«L’accumulation des excédents d’épargne s’est concentrée au sein des ménages les plus aisés.»

Il existe un autre risque que les économistes mettent en évidence. A savoir que rien ne garantit que les consommateurs puiseront dans leur épargne pour acheter des biens non discrétionnaires. Ceux-ci peuvent tout simplement s’abstenir de consommer ou, du moins, consommer nettement moins. «Ce qui peut sembler contre-intuitif est le fait que les niveaux d’épargne de précaution désirés par les ménages pourraient peser davantage dans la balance que le désir de dépenser aujourd’hui dans le but de se prémunir contre des hausses de prix futures», souligne Morgan Stanley.

Un comportement qui s’appuie sur la notion selon laquelle l’argent dont on dispose aujourd’hui aurait plus de valeur que l’argent dont on pourrait disposer à l’avenir», poursuivent les experts de la banque américaine. «Cette dynamique serait toutefois plus marquée dans les pays émergents qu’en Europe, où l’inflation est restée anémique pendant plus d’une décennie», relativisent les économistes de Morgan Stanley.

A cette incertitude liée au comportement des consommateurs pour ce qui a trait à l’utilisation de leur épargne, s’ajoute le problème lié à la forme avec laquelle les aides gouvernementales ont été injectées dans l’économie. «L’accumulation des excédents d’épargne s’est concentrée au sein des ménages les plus aisés», nous prévient Georges Brown, économiste chez Schroders. «Leur impact net sera donc plus modeste qu’il ne serait si ces excédents avaient été plus uniformément répartis au sein de la société», ajoute Georges Brown.

Enfin, selon Schroders, cette année, l’inflation devrait continuer à excéder la croissance des salaires dans la zone euro. «Premièrement, l’indexation des salaires du secteur public est relativement rare. Seuls cinq états membres l’on fait en 2021, ce qui représente un cinquième du total des feuilles de salaires du secteur public dans la zone euro», remarque l’économiste George Brown. «Et puis la guerre en Ukraine va limiter la capacité des employeurs du secteur privé à augmenter les salaires, et ce en dépit d’un taux de chômage historiquement bas et d’une pénurie de main d’œuvre sur le marché du travail», avertit l’économiste contacté par Allnews à Londres.

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