Conflit ukrainien: le lourd tribut des pays émergents

Levi-Sergio Mutemba

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Les exportateurs d’hydrocarbures et les pays bien gérés sont toutefois mieux armés que les autres face aux sanctions.

©Keystone

À défaut d’une confrontation militaire directe contre les forces du Kremlin, les États-Unis intensifient leur guerre économique en imposant un embargo sur le pétrole et le gaz russes. Ce que suspectaient bon nombre d’investisseurs internationaux depuis le début du conflit et qui constituait une raison de plus de prendre leur distance vis-à-vis des actifs énergétiques russes. La contraction envisagée de l’offre globale de pétrole et de gaz qui accompagnerait nécessairement la mise à l’écart de la Russie hors de l’économie globale a certes dopé les prix énergétiques. Mais la Russie, deuxième exportateur mondial de pétrole et détenant les plus importantes réserves de gaz naturel au monde, n’en profitera pas.

L’État le plus gigantesque de la planète n’est cependant pas le seul à payer le prix fort de sa guerre contre l’Ukraine. L’ensemble des pays émergents en sont directement affectés, en particulier les pays fortement dépendants des importations d’hydrocarbures. La hausse attendue des prix de l’or noir liée à la fin des restrictions économiques et commerciales liées au covid sera ainsi largement plus forte que prévue en raison du conflit sur sol européen. Les incertitudes créées par les tensions géopolitiques met également à mal l’environnement des affaires dans bon nombre de pays, principalement dans les pays d’Europe de l’Est géographiquement proches de la Russie. Ce que reflète la baisse de plus de 16% sur six mois de l’indice global de la dette des pays émergents, aussi bien en monnaie locale qu’en dollars.

L’Indonésie, la Malaisie, le Mexique et la Colombie affichent une position exportatrice nette par rapport aux produits énergétiques.

«Pour les pays émergents, la marge de manœuvre quant à une détente des politiques économiques est devenue encore plus étroite», estime Maarten-Jan Bakkum, stratégiste senior des pays émergents chez NN Investment Partners (NN IP), contacté par Allnews. «L’appétit pour le risque ne s’améliorera probablement pas dans un tel environnement, ce qui pourrait accentuer les fuites de capitaux», poursuit le responsable de l’équipe Macro & Strategy de NN IP. Qui constate que parallèlement à l’inflation des produits énergétiques, certains pays émergents sont confrontés au risque de dépréciation importante de leur monnaie.

«En revanche, les pays exportateurs de matières énergétiques se retrouvent en position de force relative», relativise Maarten-Jan Bakkum. La hausse des revenus d’exportation jouera en effet un rôle de soutien pour leurs devises et permettra à ceux-ci de financer des subventions des carburants. Les pays du Golfe, dont le pétrole représente en moyenne environ 20% de leur produit intérieur brut (PIB), sont évidemment en première ligne. Mais Maarten-Jan Bakkum cite également l’Indonésie, la Malaisie, le Mexique et la Colombie, en tant que pays émergents affichant une position exportatrice nette par rapport aux produits énergétiques.

Plus vulnérable aux sanctions contre la Russie, figure la Turquie, important importateur de matières premières énergétiques en provenance de Russie. Ce pays a également intensifié ses relations commerciales avec l’Ukraine, un de ses plus gros clients de matériel militaire, en particulier de drones. «En raison de sa stratégie de croissance économique maximale, qui a exacerbé ses déséquilibres macroéconomiques, la Turquie figure parmi les pays les moins bien positionnés pour surmonter les retombées du conflit ukrainien», souligne Maarten-Jan Bakkum. «Avec une inflation dépassant 50% et une banque centrale qui persiste à maintenir une politique monétaire non-orthodoxe, il y a de fortes chances que la confiance du public dans son système financier s’érode au cours des prochains mois.»

Quant à l’Inde, proche partenaire commercial de la Russie et qui s’est abstenu sur la résolution des Nations-Unies du 25 février condamnant l’invasion russe en Ukraine, elle partage les mêmes inquiétudes. «Le gouvernement indien est particulièrement préoccupé par les prix du pétrole, du gaz et autres matières premières», précise Maarten-Jan Bakkum. Le pays est également inquiet quant à ses approvisionnements en fertilisants en provenance de Russie et de Biélorussie. «Davantage de sanctions pourraient renchérir la facture déjà élevée des matières premières que l’Inde importe, à un moment où cette économie connaît une hausse de l’inflation et commence tout juste à profiter d’une reprise économique», explique l’expert.

«Les perturbations causées par le conflit pourraient renforcer les liens commerciaux entre l’Inde et l’Union européenne.»

De son côté, Chrys Kamber, directrice des investissements indiens chez l’asset manager spécialiste des matières premières Picard Angst, à Pfäffikon, note que l’Inde n’importe que 1% de son pétrole en provenance de Russie, mais insiste également sur le fait que les prix ont un impact direct sur sa facture énergétique. «Toutefois, l’Inde dispose de plus de 630 milliards de dollars de réserves de devises, ce qui jouera en sa faveur face à un renchérissement important des prix du pétrole et une fuite éventuelle des capitaux», explique Chrys Kamber dans une note publiée mardi.

«Le gouvernement indien possède une autre carte en main, à savoir la possibilité de baisser de façon significative des droits d’accises sur le pétrole et le diesel, dans le but de contenir une inflation suscitée par les prix du carburant», ajoute Chrys Kamber. «D’un autre côté, les perturbations causées par le conflit ukrainien pourraient renforcer les liens commerciaux entre l’Inde et les pays de l’Union européenne, celle-ci étant le principal partenaire de l’Inde, notamment dans les domaines de l’acier et des biens d’ingénierie, ce qui lui permettrait d’enregistrer une autre année d’exportations robustes pour ce pays», estime la gestionnaire de fonds. Qui rappelle que le ministre indien des Finances a annoncé début février un vaste plan d’expansion budgétaire visant à alimenter le cycle des investissements.

«Ce qui fut accueilli de façon positive par les participants de marché», souligne-t-elle. Avant de souligner que l’Inde a enregistré une croissance trimestrielle de 5,4% entre octobre et décembre 2021 contre 8,5% durant le trimestre précédent. «Le rebond de la consommation privée, qui se trouve être le principal contributeur du PIB indien, a été le point positif marquant du dernier trimestre», conclut Chrys Chamber. Avant d’ajouter que le trimestre en cours pourrait évidemment subir des vents contraires dans le contexte du conflit ukrainien, mais que le ministre des Finances s’attend néanmoins s’attend néanmoins à une croissance du PIB de 8,9% en 2022. «Sur une base relative, l’Inde, qui forme la plus importante démocratie au monde et affiche une certaine stabilité politique couplée à des fondamentaux macroéconomiques solides, devrait surperformer les autres pays émergents», anticipe Chrys Chamber.

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