Faut-il choisir entre sécurité et décarbonisation?

Levi-Sergio Mutemba

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Se rendre énergétiquement indépendant peut signifier davantage de dioxyde de carbone à court-terme.

©Keystone

Le conflit ukrainien va-t-il ralentir ou accélérer la transition énergétique? La Russie satisfait 30-40% de la demande de gaz européen. L’Europe doit-elle ainsi produire davantage de son propre gaz? Et, ce faisant, ralentir le processus de transition vers la neutralité carbone? En effet, piégeant 28 fois plus de chaleur que le dioxyde de carbone, le méthane qui compose le gaz naturel n’est pas à proprement parler une matière écologique. Bien que la Commission européenne l’ait récemment inclus dans sa taxonomie verte. Néanmoins, soutient l’équipe Sustainability de Morgan Stanley, il n’y aurait pas forcément de contradiction entre sécurité et transition énergétiques.

Ses spécialistes de l’investissement durable étayent le fait que la sécurité énergétique implique des mesures d’urgence à court terme. Mesures susceptibles de provoquer une hausse momentanée des émissions de dioxyde de carbone. «Les contraintes qui pèsent sur l’approvisionnement de gaz en Europe pourraient donner lieu à une hausse de la production d’électricité provenant du charbon», suspectent les experts de Morgan Stanley. Avant de rappeler que le charbon présente une intensité en carbone environ 2,25 fois plus élevée que celle du gaz.

«Il est possible d’accroître la production d’électricité à partir des champs gaziers de Groningen, aux Pays-Bas»

Dans une perspective de long terme, de nouvelles infrastructures gazières seront également nécessaires, poursuit Morgan Stanley. Tels que les deux nouveaux terminaux méthaniers de gaz naturel liquéfié (LNG) dont l’Allemagne veut désormais se doter afin d’accueillir le gaz américain. «Ailleurs, il est possible d’accroître la production d’électricité à partir des champs gaziers de Groningen, aux Pays-Bas», ajoute Morgan Stanley. Qui s’attendent à ce que 160 milliards de mètres cubes additionnels soient produits d’ici 2030 en Europe.

La banque américaine soutient qu’un rôle croissant du gaz n’empêchera pas l’Union européenne (UE) de réduire de 55% (au moins) les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et atteindre la neutralité carbone en 2050. «L’UE se concentre en effet en priorité sur les émissions directes émanant de la combustion des carburants fossiles dans la région, contrairement à l’extraction de matières premières à haute intensité en carbone, telles que le gaz», expliquent ses analystes. «Diversifier la source des carburants fossiles n’est donc pas contradictoire par rapport aux objectifs climatiques de l’UE.»

Ce qui ne signifie pas que les énergies renouvelables joueront un rôle relativement moindre. Au contraire. La crise ukrainienne va même accélérer leur déploiement. «Notre équipe en charge des Utilities s’attend à ce que les capacités européennes de production des énergies renouvelables soient multipliées par près de deux entre 2020 et 2050», estime Morgan Stanley. «Toutefois, l’expansion annuelle la plus significative ne se réalisera pas avant 2028-2030.»

«Les tensions géopolitiques qui ont mis les gouvernements en alerte pourraient également inciter les entreprises à renforcer leur propre résilience»

Parmi les entreprises les mieux positionnées, la banque américaine cite les leaders mondiaux de l’électricité propre. Tel que le portugais EDP Renováveis (EDPR), le danois Orsted, l’espagnol Acciona Energia. Même le groupe historique allemand RWE y est inclus, en raison de sa plus grande capacité attendue à convertir ses profits en cash-flows. Ce, dans un contexte où le gouvernement d’outre-Rhin affiche sa volonté d’atteindre ses objectifs verts encore plus tôt que précédemment anticipé. L’inclusion du charbon dans le mix énergétique serait un facteur positif pour RWE, selon Morgan Stanley.

Contacté par Allnews, Pascal Dudle, Head of Listed Impact chez Vontobel, s’attend lui aussi à ce que l’Union européenne prenne des mesures visant à réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie, mais aussi vis-à-vis du gaz d’une façon générale. Ce qui se traduira, selon lui, par davantage d’investissements dans le renouvelable et à un rythme plus rapide. «Ceci ne bénéficiera pas seulement aux fabricants d’éoliennes et d’équipements solaires, mais également aux fournisseurs impliqués dans l’expansion nécessaires des réseaux électriques», précise Pascal Dudle. Qui songe à l’un des thèmes majeurs de la décarbonisation, à savoir l’efficience énergétique.

«Réaménager des bâtiments existants en leur dotant de meilleurs matériaux d’isolation et de meilleures technologies de ventilation contribuera à réduire la consommation de gaz», rappelle Pascal Dudle. Celui-ci ajoute que la hausse importante des sources d’énergies fossiles telles que le pétrole et le gaz «favorisent d’une façon générale les entreprises dotées de produits et de services conçus pour accroître l’efficacité énergétique» et «réduire le délai de rentabilisation énergétique» pour les consommateurs.

«Les tensions géopolitiques qui ont mis les gouvernements en alerte pourraient également inciter les entreprises à renforcer leur propre résilience et investir dans tout ce qui serait susceptible d’améliorer leur efficacité opérationnelle.» Une telle transition serait en outre facilitée par «un environnement réglementaire devenu plus dynamique» et qui a largement progressé au cours des récentes années. «Ce qu’illustre, notamment, la mise en place de la réglementation SFDR sur la divulgation d’informations liées aux politiques de rémunération des entreprises financières et sur leur incidence sur les facteurs de durabilité», soutient Pascal Dudle.

«Dans le secteur de la dette, notons que les obligations émises par des producteurs d’énergies renouvelables n’ont pas surperformé»

Cette anticipation d’accélération de la transition énergétique se reflète du reste dans la performance de certains indices d’actions climatiques. «Le S&P Global Clean Energy Index s’est apprécié d’environ 17% depuis le 20 février au lundi 14 mars», observe Guido Bolliger, CIO chez Asteria Investment Managers (Asteria), à Genève. «Cela contraste avec une progression de 1,5% pour le MSCI World sur la même période», remarque Guido Bolliger, contacté par Allnews.

«Toutefois, dans le secteur de la dette, notons que les obligations émises par des producteurs d’énergies renouvelables n’ont pas surperformé», tempère le CIO. Qui insiste néanmoins sur le fait que cette sous-performance reflète davantage le risque de taux qu’un risque fondamental qui serait lié aux émetteurs. «Après une fuite initiale vers la qualité, qui a été suivie d’une baisse des taux de rendement au début du conflit ukrainien, le rebond des anticipations d’inflation, face à des perspectives de prix énergétiques et des autres matières premières plus élevés, a fini par faire refluer les taux vers le haut», précise Guido Bolliger.

Qui suggère également que l’inflation des énergies fossiles aurait permis aux actions des producteurs d’énergies renouvelables, devenus plus compétitifs, d’enregistrer des performances positives et significatives dans un contexte aussi incertain. «Les prix de certaines énergies renouvelables sont déjà inférieurs aux prix des énergies fossiles», assure le CIO d’Asteria. «Toutes choses restant égales par ailleurs, l’investissement d’impact climatique s’accélérera en raison de la pénurie énergétique qui résultera de l’embargo sur le pétrole et le gaz russe», conclut ce dernier.

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