Faut-il shorter les titres controversés?

Levi-Sergio Mutemba

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Trop limitatives ou basiques, les stratégies d’exclusion perdent du terrain face à l’intégration ESG.

©Keystone

«Que manque-t-il aux investissements durables pour élever ceux-ci à leur pleine maturité?» C’est la question que se posent les experts de la société de recherche quantitative Man Institute, dans une note publiée en 2020. Note dans laquelle ils offrent leur propre réponse: «Vendre à découvert». Plus précisément, ils suggèrent de shorter de façon explicite les entreprises exclues par les stratégies de filtrage négatif. Pour rappel, les pratiques d’exclusion consistent à retrancher du portefeuille certains secteurs, entreprises, pays et autres émetteurs sur la base de critères environnementaux, moraux ou éthiques, portant sur des catégories de produits et services jugées nuisibles (énergies fossiles ou nucléaires, tabac, jeux, pornographie…) ou sur des actes non acceptables (violation des droits de l’homme, mauvais traitement des employés, corruption…).

 «Le retour sur investissement ne devrait pas reposer sur le short-selling de secteurs ou d’entreprises exclus.»

Or si l’avenir devrait sourire aux entreprises présentant les meilleurs scores de durabilité et menacer les autres, se contenter de vider le portefeuille de ces dernières est insuffisant. Ce n’est pourtant pas la voie choisie par l’ensemble des asset managers souhaitant s’aligner sur les objectifs de développement durable. «Certains labels nationaux n’autorisent tout simplement pas la vente à découvert, tandis que, pour d’autres, cette pratique n’est acceptable que si elle repose sur une logique basée sur des catalyseurs ou facteurs de risque ESG», explique Sandra Crowl, Stewardship Director chez Carmignac, contactée par Allnews.

«En tant que gérant actif, nous pensons que le retour sur investissement ne devrait pas reposer sur le short-selling de secteurs ou d’entreprises exclus», estime-t-elle. Toutefois, Sandra Crowl ajoute qu’au sein de l’investissement alternatif, une telle pratique est concevable et il est notamment possible que des fonds long/short intègrent le short-selling, lorsque celui-ci repose sur un catalyseur ESG. «Ces fonds ne figurent toutefois pas au sein de notre offre de fonds durables», insiste la gestionnaire de Carmignac.

«L’exclusion et la vente à découvert sont deux choses très différentes», estime pour sa part Carlo M. Funk, Head ESG Investment Strategy EMEA chez State Street Global Advisors (State Street), également contacté par Allnews. «Dans la plupart des cas, au sein de l’univers ESG, la raison d’être de l’exclusion est d’éviter des expositions vis-à-vis de certains secteurs d’activités ou entreprises spécifiques, soit pour des raisons éthiques, soit pour soutenir une cause et/ou dans le but d’atténuer des risques», nous confie Carlo M. Funk. Selon lui, tout dépend des vues respectives des investisseurs. «Shorter des titres correspond à un positionnement baissier sur ceux-ci et cette pratique ne devrait être évaluée que sur cette base et non sur des critères de durabilité», poursuit l’expert.

«Shorter des entreprises sur la base de mauvaises notations de durabilité n’a aucun intérêt pour nous.»

La vente à découvert aurait encore moins de sens pour les fonds dont la vocation première est de créer un impact positif et concret capables de générer des rendements positifs. C’est le cas de la société d’investissement durable suisse responsAbility, dont le groupe bancaire Raiffeisen Switzerland, le réassureur Swiss Re et Vontobel sont, parmi d’autres, actionnaires. Qui se distingue des fonds dont les critères ESG constituent uniquement des éléments ou facteurs d’accroissement des rendements.

«Shorter des entreprises sur la base de mauvaises notations de durabilité n’a aucun intérêt pour nous», affirme Jérémy Sitruk, Head of Portfolio Strategy chez responsAbility. «Cela n’a d’intérêt que pour un fonds spécialisé cherchant exclusivement à accroître ses rendements, créer de l’alpha ou surperformer un benchmark, et pour qui l’impact direct en termes écologique, social ou de gouvernance ne figure pas nécessairement au premier plan», précise Jérémy Sitruk.

Dans le même temps, il est intéressant de noter que les stratégies d’exclusion ont subi une baisse significative de la masse sous gestion (AuM). Au profit des stratégies dites d’intégration ou ESG Integration. C’est-à-dire celles qui intègrent les critères de durabilité ou facteurs ESG dans leurs analyses financières et processus d’investissement. Encore en 2018, les AuM des stratégies d’exclusion s’élevaient à 19’800 milliards de dollars contre 17’500 milliards pour les stratégies d’intégration, d’après les chiffres fournis par le Global Sustainable Investment Alliance (GSIA).

Fin 2020, ces dernières, avec une masse de 25’200 milliards de dollars, ont supplanté les stratégies d’exclusion, dont les AuM totalisent désormais environ 15’000 milliards. Entre 2016 et 2020, le taux de croissance annuelle composé des stratégies d’intégration ESG fut de 25%. Elle fut nulle pour les stratégies de filtrage négatif. Cette évolution s’expliquerait par le manque de flexibilité des approches d’exclusion. «Cette transition repose sur la cherche accrue de souplesse et de capacité d’adaptation des stratégies, les stratégies d’exclusion étant trop basiques», remarque Jérémy Sitruk.

«Il y a de plus en plus d’informations disponibles, en particulier sur le climat, ainsi qu’un cadre réglementaire plus développé que reflète, entre autres, la nouvelle taxonomie verte européenne et d’autres initiatives aux Etats-Unis», ajoute le portfolio manager de responsAbility. «Ces informations permettent d’adopter une approche plus critique et mieux informée, telle que l’approche d’intégration», ajoute Jérémy Sitruk.

«La plupart des stratégies ESG incorporent toutes une forme ou une autre d’exclusion.»

«Les conclusions de notre dernière étude annuelle sur les préférences des investisseurs institutionnels montrent que les stratégies d’intégration sont désormais bien établies en tant qu’approche préférée pour investir de façon durable», constate Hannah Simons, Head of Sustainability Strategy chez Schroders. «Le filtrage positif, l’investissement thématique et l’engagement auprès des entreprises figurent également parmi les stratégies les plus appréciées», ajoute Hannah Simons. «Nous pensons qu’avec une plus grande attention portée sur l’impact, être en mesure de mesurer celui-ci deviendra encore plus important pour la performance sur le long terme.»

Toutefois, d’après State Street, les stratégies d’exclusion n’ont pas forcément perdu de leur attrait, mais ne sont plus reconnaissables en tant que telles. «D’après mon expérience, la plupart des stratégies ESG incorporent toutes une forme ou une autre d’exclusion», relativise Carlo M. Funk. «Ainsi, si l’éventail des options va vers davantage d’intégration, ceci ne nous permet pas d’arriver à la conclusion selon laquelle l’exclusion n’est plus mise en œuvre», précise Carlo M. Funk. Toutefois, celui-ci estime qu’une meilleure compréhension des investissements durables ne pouvait que favoriser l’intégration ESG, celle-ci n’étant possible que sur la base de données précises et rigoureuses qui n’existaient pas auparavant.

Ce que suspectent également les experts de Carmignac. «Premièrement, bien que la masse sous gestion des stratégies d’exclusion, telle que mesurée par le GSIA, soit en net recul, il est fort probable que celles-ci soient mises en œuvre conjointement avec des stratégies d’intégration», corrobore Sandra Crowl. «Deuxièmement, la nouvelle réglementation européenne SFDR sur la transparence des fonds et les différents labels durables nationaux explique pourquoi l’approche d’intégration ESG est devenue de loin la principale approche en Europe, où la croissance de actifs n’y est donc pas surprenante», conclut Sandra Crowl. En soulignant, au passage, que le succès de l’intégration ESG, caractéristique de la gestion active, n’est en rien lié à la capacité de pouvoir shorter des titres d’entreprises controversées.

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