Sanctions et intermédiaires financiers

Frédérique Bensahel, FBT Avocats

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Cinquième et dernier volet d’une série consacrée aux obligations imposées aux intermédiaires financiers dans le cadre des sanctions économiques sur l’Ukraine.

Nous concluons cette série d’articles sur les sanctions internationales en évoquant la question de l’effet des sanctions contre la Russie sur les contrats en cours, en particulier les contrats bancaires et financiers.

L’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine («l’Ordonnance») comporte deux types de sanctions, soit les restrictions commerciales qui ont pour effet l’interdiction de conclure de nouveaux contrats et l’exécution de contrats existants, et les restrictions financières qui visent à entraver les transferts de fonds.

Au nombre des restrictions financières figure l’obligation générale de gel des avoirs et des ressources économiques appartenant ou sous contrôle des individus et entités nommément désignés à l’annexe 8 de l’Ordonnance. Cette obligation incombe aux personnes qui détiennent des avoirs ou des ressources économiques appartenant aux personnes désignées et leur fait interdiction de les mettre directement ou indirectement à disposition de ces dernières. Les établissements bancaires sont bien entendu principalement concernés par cette interdiction à laquelle seul le Secrétariat à l’économie (Seco) peut autoriser des dérogations, dans des situations tout à fait exceptionnelles et à des conditions qui sont rarement remplies.

Le gel est un terme défini par l’Ordonnance comme étant «le fait d’empêcher toute action permettant la gestion ou l’utilisation des avoirs, à l’exception des actions administratives normales effectuées par des instituts financiers». Ainsi, le gel des avoirs n’interdit pas la conservation des avoirs en dépôt. Les établissements bancaires demeurent donc autorisés à conserver les dépôts des personnes nommément désignées. Est autorisé également l’encaissement des revenus financiers liés à ces avoirs, tel l’encaissement de coupons ou de dividendes, et les banques peuvent prélever leur rémunération pour cette activité comme pour le dépôt des avoirs. Par contre, tout retrait des avoirs ainsi que tout acte de gestion lié à ces avoirs sont interdits dans la mesure où ces actes sont considérés comme allant au-delà de «l’administration normale» d’un compte. Il en va de même de l’achat et de la vente d’instruments financiers.

Ces sanctions ont fait naître un certain nombre d’interrogations au sein des intermédiaires financiers. A côté des établissements bancaires, sont ici également concernés les gérants de fortune indépendants. L’une des questions fréquentes est celle de savoir si l’établissement financier peut ou doit continuer à exécuter les mandats de gestion ou de conseil conclus avant l’entrée en vigueur de l’Ordonnance. Il s’agit-là d’une question liée tant à la responsabilité du gérant – ce dernier peut-il simplement suspendre tout acte de gestion ou tout suivi de portefeuille dans le cadre d’un mandat de conseil, avec les conséquences dommageables que son inaction peut comporter pour le client? – qu’à la possibilité de continuer à percevoir le revenu convenu en vertu du mandat. La définition du terme gel ne laisse pas place à interprétation: la gestion et le conseil sont interdits. Qu’en est-il de la responsabilité du gérant? Ce dernier est-il libéré par l’impossibilité juridique dans laquelle il se trouve d’exécuter le contrat ou doit-il prendre l’initiative de résilier le contrat, cela pour couper court à toute question relative à sa responsabilité en cas de dommage subi par le client? Le débat juridique mérite des développements qui sortiraient du cadre concis de cet article. L’on peut mentionner qu’à défaut de dispositions contractuelles prévoyant le sort des obligations des parties dans de telles circonstances, les règles de droit sur l’impossibilité non fautive d’exécuter un contrat ou la disposition de l’Ordonnance généralement interprétée comme libérant le débiteur d’une prestation empêchée par les mesures de sanction pourront être invoquées avec succès par le gérant. Précisons que le gérant ne pourra pas prélever la rémunération liée à une prestation qu’il ne peut exécuter.

D’autres restrictions financières, visant non pas uniquement les personnes désignées à l’annexe 8 de l’Ordonnance mais tout ressortissant russe, personne résidente en Fédération de Russie ou banque ou autre entité établie en Fédération de Russie (à l’exclusion des ressortissants ou résidents russes qui sont par ailleurs ressortissants suisses, ressortissants d’un Etat membre de l’EEE ou qui sont titulaires de permis de séjour temporaire ou permanent en Suisse ou dans un Etat de l’EEE) («les personnes russes»). Ces restrictions comportent l’interdiction à toute personne, notamment les banques, d’accepter des dépôts si leur valeur totale dépasse le montant de 100'000 francs par personne et par établissement. Il faut entendre par dépôt tous les comptes monétaires d’un client, à l’exclusion des comptes de titres financiers qui ne sont pas mentionnés par l’Ordonnance. Les dépôts existants – même supérieurs à 100'000 francs– peuvent toutefois être conservés, de même que les intérêts qui viendraient les rémunérer. Tel est également le cas du produit de la vente de titres, même dans l’hypothèse où le montant de 100'000 francs est dépassé. La mesure d’interdiction des dépôts soulève elle aussi son lot de questions, comme celle de savoir si les trusts comportant pour constituants ou bénéficiaires des personnes russes, les personnes morales dont l’ayant droit économique est une personne russe ou les comptes détenus conjointement avec une personne russe sont visés par la sanction. La réponse est négative dans les deux premiers cas de figure selon le guide interprétatif publié par le Seco sur son site, dans sa dernière mise à jour du 5 juillet 2022. L’interdiction d’accepter des dépôts ne constitue toutefois pas un gel et les titulaires de compte visés peuvent utiliser et retirer leurs dépôts existants.

L’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine comporte des restrictions sans précédent qui par leur intensité et leur impact économique ont un effet important sur la place financière. Les établissements financiers se doivent de les appliquer avec une vigilance particulière. En plus des sanctions pénales, des violations graves ou répétées peuvent engendrer des sanctions réglementaires de la part de la Finma. Cette dernière a du reste sanctionné plusieurs établissements financiers ayant gravement violé des régimes de sanctions. La charge financière des assujettis s’alourdit. Si elle peut, dans certains cas, être partiellement répercutée sur les clients sous sanctions, elle est généralement supportée intégralement par les établissements financiers qui la voient comme un mal nécessaire.

 

Premier volet de cette série

Deuxième volet de cette série

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