Détermination et audace seront indispensables pour réinitialiser les valorisations sur l’ensemble des marchés.
La semaine dernière, la Fed relevait ses taux directeurs de 50 points de base (pb) et annonçait de nouvelles hausses de 50 pb pour ses prochaines réunions de juin et juillet. A la mi-été, les taux se situeront donc entre 1,75% et 2% et, pour la fin de l’année, les marchés, ainsi qu’un large consensus, tablent sur des taux directeurs à 3%.
Le marché n’a visiblement guère été impressionné par les propos tenus par Jerome Powell lors de la dernière réunion de la Fed. En effet, durant la semaine qui a suivi, les actifs à risque ont été malmenés et les taux à 10 ans ont encore progressé de 20 pb. Ainsi les taux américains se sont établis à 3,13% et les taux allemands à 1,13% (pour ces derniers, il faut remonter à juillet août 2014 pour retrouver un tel niveau). La hausse du Bund 10 ans qui s’élève à 130 pb depuis le début de l’année a provoqué un «krach éclair» sur l’ensemble des marchés obligataires européens.
Depuis janvier 2022, l’indice des emprunts d’Etat de l’UEM a connu une baisse impressionnante de 10,12%, tandis que celui des obligations «investment grade» d’entreprises européennes reculait de 9,16%. Quant au segment des obligations européennes à haut-rendement, s’il a bien résisté jusqu’à la mi-avril, les reculs de 1,76% et 1,46% enregistrés ces deux dernières semaines ont plombé sa performance qui s’inscrit dorénavant à -9,19% depuis le début de l’année. Pour les investisseurs, le réveil aura été brutal et il ne reste plus guère de havre de tranquillité sur le marché des taux.
Le système se trouve en pleine phase de «réinitialisation» avec une crise inflationniste qui succède au boom reflationniste qui a duré d’avril 2020 à décembre 2021. Toute la question est de savoir combien de temps le choc inflationniste actuel va se poursuivre avant d’évoluer vers un boom déflationniste.
La récession inflationniste des années 1970 s’est étendue sur une dizaine d’années. Sa longueur s’explique par le fait qu’à l’époque, les autorités monétaires et budgétaires n'ont eu ni le courage ni les compétences pour mettre en place des politiques crédibles et transparentes. Plongés dans une économie en récession, les agents économiques se sont trouvés confrontés à un niveau d’incertitude élevé.
Après plusieurs chocs pétroliers, Jimmy Carter, alors président des Etats-Unis, a finalement nommé Paul Volcker à la présidence de la Fed en 1979. Ce dernier a combattu la stagflation en faisant grimper les taux directeurs qui sont passés d’un niveau moyen de 11% en 1979 à 20% en juin 1981. De son côté, l’inflation est rapidement retombée à 3,2% en 1983, après avoir culminé à 13,5%. De fait, combattre l’inflation de façon crédible signifie enclencher soudainement un cycle de relèvements marqués des taux afin que l’inflation et les anticipations de hausses de prix puissent se stabiliser autour de la cible de 2%.
Et plus une telle politique est crédible, plus le cheminement vers l’objectif sera aisé. Ceci pourrait d’ailleurs expliquer la réaction surprenante du marché après que la Fed ait communiqué ses décisions le 4 mai dernier. En désamorçant la menace d’une hausse de taux de 75 pb lors de sa conférence de presse, Jerome Powell a sans doute commis ce qui a posteriori s’est avéré être une légère erreur de politique. Pour que la crise inflationniste actuelle soit aussi brève que le boom reflationniste qui a duré deux ans, la banque centrale américaine et la BCE devraient se montrer «aussi agressives que nécessaire». A contrario, plus les banques centrales des économies développées hésiteront, plus la crise inflationniste risque de se prolonger.
L’historique des banques centrales pourrait servir de repère à la BCE et lui permettre d’éviter de reproduire les erreurs commises durant les années 1970 durant le mandat de sept ans d’Arthur Burns et la courte période de présidence de George William Miller. Ces deux présidents de la Fed avaient en effet opté pour la méthode douce alors qu’il aurait été nécessaire de trancher dans le vif.
Afin d’éviter que la dépression ne se propage sur la totalité des marchés de taux, les banquiers centraux devraient s’inspirer de la politique résolue menée par les banques centrales des pays émergents qui, depuis 2021, se sont engagées sur la voie d’une normalisation rapide de leurs politiques monétaires. Cette gestion proactive n’a peut-être pas étouffé les flambées inflationnistes dans l’immédiat, mais elle a permis de protéger la valeur de leurs devises et de renforcer leur crédibilité. C’est ainsi que les emprunts d’Etat des pays émergents ont été relativement épargnés par la crise obligataire qui sévit sur les marchés développés.
Il est probable que l’hésitation viendra davantage de la BCE plutôt que de la Fed. En effet, la BCE pourra difficilement remplir son mandat de contrôle de l’inflation sans prendre en compte ces deux facteurs que sont la nécessité de faire face aux dommages causés par la guerre entre la Russie et l’Ukraine et le ralentissement de la croissance de la zone euro provoqué par la crise énergétique et le blocage des exportations découlant de politique chinoise du zéro-COVID. Cette dernière met d’ailleurs clairement en évidence la dépendance dans laquelle la croissance mondiale se trouve vis-à-vis de l’économie chinoise et du rôle de leader de ce pays.
Nous avons, à maintes reprises, considéré l’évolution des taux réels à 10 ans, aux Etats-Unis et dans l’UE, comme indicateur fonctionnant à la manière d’un baromètre des valorisations des marchés. Or, le taux réel américain à 10 ans a subi un ajustement de 137 pb, qui l’a fait passer de -1,10% à +0,27%. Au cours des 20 dernières années, ce taux réel s’est situé en moyenne à +1,20%, puis à +0,60% pour la période allant de 2009 à aujourd’hui. Il est bien évident qu’à aucun moment durant ces 20 dernières années, il n’y a eu d’épisode d’inflation similaire à celui que nous connaissons actuellement et que la comparaison avec le passé s’avère souvent trompeuse.
Cependant, il est intéressant de relever le fait qu’au cours de cette période de 20 ans, l’ajustement des taux a bien rempli sa fonction de baromètre dans les ¾ des cas. Un nouvel ajustement de 35 pb amènerait le taux actuel aux alentours de sa moyenne historique, à savoir à +/-60 pb du taux réel à 10 ans. A ce niveau, il permettrait de prendre de meilleures décisions d’allocation d’actifs et il pourrait convenir à cet ordre mondial «nouveau» dans lequel les Etats-Unis, l’Union européenne et la Chine se disputent le leadership. Ajoutons que la faiblesse extrême de la productivité devrait empêcher le taux réel à 10 ans de chercher à repasser au-dessus de 1%.
Durant ces deux derniers mois, le taux réel allemand à 10 ans a grimpé rapidement et il est passé de -2,42% à -1,42%. La stabilité de l’écart entre les taux américain et allemand pourrait permettre à la paire euro/dollar de se consolider entre 1,05 et 1,07. Toutefois, dès le moment où la BCE se déciderait à opter pour la sécurité et donc pour une normalisation très progressive de sa politique, la parité euro/dollar redeviendrait la cible des spéculateurs.
Le principal message qui découle de toutes ces réflexions est qu’il n’existe aucune solution miracle. Pour que la flambée inflationniste actuelle soit de courte durée, il est nécessaire que les directeurs des banques centrales fassent preuve d’une grande détermination et n’hésitent pas à s’engager. Dans ce cas, les valorisations des marchés de taux et des actions pourraient être rapidement «réinitialisées», ce qui rendrait les marchés financiers à nouveau fréquentables, et ce dans un délai plus court que prévu.