Vers un test de la parité EUR/USD

Peter de Coensel, DPAM

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Le dollar reste à la hausse et n’a guère à craindre de ses pâles concurrents, l’or et les cryptomonnaies.

De nombreuses turbulences affectent les marchés. Que ce soit sur le front des taux, sur celui des actions ou des matières premières, tous les marchés cherchent désespérément quelle position adopter dans le contexte d’incertitude élevée liée au tragique conflit entre la Russie et l’Ukraine.

L'indice des matières premières de Goldman Sachs, fortement biaisé en faveur du pétrole (environ 44% de sa pondération va au brut américain et au Brent), a clôturé la semaine dernière à 783 points. Cela représente une hausse hebdomadaire de 20%. Energie, métaux industriels et matières premières agricoles (blé et maïs) ont tous progressé de concert. A ce niveau, l’indice se situe exactement 110 points au-dessous de son sommet historique de septembre 2008. Lors de cette année mémorable, le brut avait culminé à 145,29 dollars le 3 juillet, puis il avait chuté et terminé l’année à 33 dollars, l’économie mondiale étant entrée dans une phase de forte contraction.

En avril 2008, l'indice du dollar (qui mesure la valeur relative du dollar américain par rapport à un panier composé des devises de ses principaux partenaires commerciaux, à savoir l'euro, le yen, la livre sterling, le dollar canadien, la couronne suédoise et le franc suisse) avait reculé jusqu’à un plancher de 71,32. Depuis, cet indice n’a cessé de progresser. Gagnant encore 2,03% la semaine dernière, il a clôturé à 98,65.

Les graines de la démondialisation

Il s’avère donc, a posteriori, que l’année 2008 aura été celle de l’apogée d’une mondialisation débridée et sans freins réglementaires. Puis, durant la période qui a suivi, les autorités monétaires sont intervenues massivement afin de stabiliser rapidement les marchés en leur fournissant des liquidités suffisantes. De fait, c’est bien au moment la crise financière de 2008 que les premières graines de la démondialisation ont été semées. Au plan politique, cette dernière a refait surface durant la présidence Trump, entre 2016 et 2020.

La guerre entre la Russie et l'Ukraine vient encore accélérer le processus de démondialisation amorcé par la pandémie.

Ni la pandémie, ni les achats d’actifs considérables de la Fed, ni la politique du taux zéro ne sont parvenus à entraver l’ascension du dollar. Pour les directions d’entreprises, la pandémie a eu pour corollaire la reconstitution des stocks, la relocalisation et l’intégration verticale. Elle a donc amplifié le phénomène de démondialisation. Ce dernier a été rapidement récupéré par les politiques désireux d’apporter des réponses au mécontentement de la classe moyenne afin d’augmenter leurs chances de réélection. La guerre entre la Russie et l'Ukraine vient encore accélérer ce processus, car les Etats-Unis, l’Union européenne, la Chine et la Russie s’apprêtent à accélérer leur mouvement de repli sur leurs économies domestiques.

Monnaie de réserve internationale: quelle définition?

L’idée répandue selon laquelle le dollar verrait son statut de monnaie de réserve internationale remis en cause du fait de la concurrence du yuan, de l’or et des cryptomonnaies ignore certaines tendances profondes. Or, leur prise en compte tend à montrer que le dollar se trouve à son pinacle en tant que devise de réserve. C’est une définition trop restrictive de la notion de monnaie de réserve internationale qui est à l’origine de cette erreur d’appréciation.

Pour évaluer la position du dollar, les acteurs du marché se réfèrent en général au montant total des réserves de devises détenues par les banques centrales. Or ce dernier a effectivement reculé. Selon le FMI, «la part des réserves des banques centrales libellées en dollars américains est tombée à 59% au quatrième trimestre 2020. C’est son niveau le plus bas depuis 25 ans»(1). Au total, toujours selon le FMI, ces réserves s’élèvent à environ 12'000 à 13'000 milliards de dollars. En y ajoutant les transactions et les engagements en dollars du secteur privé, nous arrivons à un total d’environ 170'000 milliards de dollars!

Par conséquent, la mesure traditionnelle du rôle du dollar, basée sur les réserves en dollars des banques centrales, ne fournit qu’un pâle reflet des expositions réelles à cette devise. Autrement dit, même si, pour protéger leurs monnaies domestiques, les banques centrales peuvent vendre des bons du Trésor américain et, par conséquent, du dollar, ce dernier continue néanmoins de s’affermir, car les forces en présence sont très inégales. Le statut de monnaie de réserve internationale ne peut être défini que lorsqu’on additionne tous les engagements publics (réserves de change officielles) et privés en dollars dans l’ensemble du système financier.

Qui n’a pas son dollar?

Ces engagements peuvent être décomposés de la manière suivante. Ils concernent en premier lieu des engagements privés tels que les certificats de dépôt, les billets de trésorerie, les dépôts à terme et les transactions de mise en pension (repo). Il appartient à la Banque des règlements internationaux (BRI) de suivre leur évolution dans les bilans de l’ensemble des instituts bancaires. A fin 2020, ces engagements s’élevaient à environ 32'000 milliards de dollars et près de la moitié d’entre eux étaient libellés en dollars et environ 30% en euros.

L’envolée de l’or pourrait tout au plus être considérée comme un signal du fait que le métal jaune vienne prendre le relais des cryptomonnaies en tant qu’actif refuge.

Les titres d’emprunts internationaux, les euro-obligations, représentent une 2e catégorie d’engagements qui, fin 2020, représentait un montant total d’environ 23'000 milliards d’équivalents dollars. Depuis 2008, la part du dollar dans cette catégorie d’engagements est passée de 30 à 45%, ce qui montre que durant les 14 dernières années, le dollar a beaucoup progressé en tant que monnaie d’émission. Pour identifier une flambée éventuelle de la demande de dollars, il est indispensable de localiser les engagements en dollars des différents pays. Par exemple, alors que les obligations des entreprises russes représentent un volume de 250 milliards de dollars, 90 milliards sont effectivement libellés en dollars, 15 milliards en euros et la moitié en roubles. Annoncer la fin du dollar en tant que devise internationale de référence au prétexte que la banque centrale russe a vendu ses avoirs en bons du Trésor américain et réduit son exposition totale au dollar au profit de l’or revient à prendre un raccourci qui n’est guère fondé.

Une 3e catégorie d’engagements est constituée par les opérations de change de gré à gré effectuées au moyen de swaps et de contrats à terme FX USD. Elles représentent environ 65% du volume quotidien des opérations de change, soit un montant situé entre 6'000 et 7'000 milliards de dollars. Fin 2020, l’encours de toutes ces opérations s’élevait à quelque 98'000 milliards de dollars et 90% des échanges étaient effectués en dollars.

Or et crypto, de piètres concurrents

Si l’on additionne tous les composants de la demande de dollars énumérés ci-dessus, force est de constater que le statut du dollar en tant que devise de réserve internationale est resté intact durant ces 30 dernières années. Les stocks d’or en surface représentaient fin 2021 un volume d’environ 205 240 tonnes. A un cours actuel de l’or de 58'000 dollars/kg, cela représente un montant de quelque 12'000 milliards de dollars pour cet actif. Pour ce qui concerne l’ensemble des cryptomonnaies, leur valeur totale se situe actuellement à environ 1'750 milliards de dollars, ce qui représente environ 1/100e du total des engagements en dollars. Il est donc fort peu probable que l’or ou les cryptomonnaies soient en mesure de remettre en cause le rôle prépondérant du dollar dans le système financier international. L’envolée de l’or pourrait tout au plus être considérée comme un signal du fait que le métal jaune vienne prendre le relais des cryptomonnaies en tant qu’actif refuge.

Avec des si, on met le dollar à la hausse

L’intitulé de ce texte «tester la parité» se réfère à la possibilité d’un recul de la paire EUR/USD. Après avoir cassé la barrière de 1,10 vendredi dernier, elle pourrait aller tester la parité à 1,00. De fait, le dollar pourrait encore se raffermir:

  • si les tensions géopolitiques augmentent, le nombre d’investisseurs qui se tournent vers une monnaie refuge et renforcent la diversification de leurs portefeuilles pourrait s’accroître.
  • si le durcissement de la politique monétaire de la Fed est plus marqué que celui de la BCE.    
  • si la Fed décide de ne pas lutter contre l’appréciation du dollar, cette dernière permettant de limiter l’inflation importée et les pressions inflationnistes en général.
  • si, au vu des arguments développés plus haut, le statut du dollar en tant que devise de réserve, de financement et de transactions internationales reste inchangé.    
  • si, tout compte fait, la démondialisation s'avère être un facteur d'appréciation du dollar.

 

(1) https://www.imf.org/fr/News/Articles/2021/05/05/blog-us-dollar-share-of-global-foreign-exchange-reserves-drops-to-25-year-low

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