Un nouvel ordre mondial dans le secteur des semi-conducteurs

Christopher Seilern, Pictet Wealth Management

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Un avenir probablement très différent du passé. Ce qui fut la clé de voûte de l’informatique moderne, Intel et ses produits, n’est plus une certitude.

L’industrie informatique s’est construite sur l’introduction en 1978 par Intel de l’architecture x86 dans sa puce 8088. Puis l’adoption par IBM de ces microprocesseurs d’Intel dans ses ordinateurs personnels (PC) de première génération a renforcé et accéléré cette domination. Ainsi, l’industrie du PC était née, et de nombreuses entreprises ont commencé à créer des produits et services utilisant les puces x86.

A l’instar des fabricants de PC, les éditeurs de logiciels ont conçu des produits utilisant l’architecture x86, et Intel a fait des émules parmi les fournisseurs de semi-conducteurs pour la fabrication de puces compatibles x86. Pendant 40 ans, cette architecture a été la norme, créant ce que l’on appelle le monde Wintel, où les systèmes Windows de Microsoft et les microprocesseurs d’Intel se sont arrogés près de la moitié du marché des PC.

Microsoft est parvenu à dominer le marché des systèmes d’exploitation utilisés sur les ordinateurs équipés de microprocesseurs x86, et Intel a écrasé la concurrence jusqu’à posséder près de 90% du marché des microprocesseurs pour postes fixes, ordinateurs portables et serveurs. Détenant un quasi-monopole depuis plus de trois décennies, Intel a toujours joui d’un immense pouvoir de fixation des prix et d’un contrôle du marché presque incontournable auquel a survécu un seul concurrent, AMD.

Intel ne domine plus la forteresse x86. AMD, son seul concurrent longtemps distancé, a trouvé des moyens de gagner durablement des parts de marché.

Mais pour la première fois depuis des décennies, ce quasi-monopole est remis en question, laissant la porte ouverte à un changement radical dans le monde des semi-conducteurs. Trois raisons expliquent pourquoi il s’agit d’un bouleversement de long terme et non d’une évolution cyclique de court terme.

La première est qu’Intel ne domine plus complètement la forteresse x86. AMD, son seul concurrent longtemps distancé, a trouvé des moyens de gagner durablement des parts de marché. Au cours des 40 dernières années, AMD n’avait en effet jamais réussi à conquérir une part significative du marché mondial des microprocesseurs informatiques. Mais en délaissant la conception monolithique des puces au profit d’une architecture modulaire, l’entreprise a pu réduire considérablement l’impact des défauts sur sa fabrication et ainsi obtenir un rendement par plaquette de silicium (wafer) substantiellement plus élevé. Et qui dit meilleur rendement dit augmentation du chiffre d’affaires par plaquette, mais aussi plus de transistors par plaquette et une amélioration de la puissance de calcul qui, à son tour, permet à AMD de fabriquer des puces plus rapides à un coût inférieur à celui d’Intel.

Intel ne reste cependant pas les bras croisés et commence également à introduire des puces de conception modulaire (Tiles chez Intel et Chiplets chez AMD). Mais AMD a trois ans d’avance et n’est pas près de perdre sa première place, notamment du fait que le portefeuille de produits d’Intel est important et que modifier l’architecture juste pour rester dans la course est loin d’être optimal pour résoudre son problème actuel de coût et de performance.

Pour ne rien arranger, Intel souffre non seulement d’un retard en matière d’architecture des produits, mais aussi d’un désavantage en matière de fabrication. Dans le passé, du temps où l’industrie des semi-conducteurs était intégrée verticalement et où la plupart des fabricants de puces étaient propriétaires de leurs outils de production, il était important de détenir une part de marché dominante (et donc d’investir plus que la concurrence). AMD ne parvenait donc tout simplement pas à rivaliser avec les prouesses de fabrication d’Intel et par conséquent, sa capacité à fabriquer des puces plus petites - par définition moins chères et/ou plus rapides - était plus faible que celle d’Intel.

Mais aujourd’hui, alors que l’industrie est intégrée horizontalement et peu capitalistique, avec une structure où la fabrication et la conception ne sont plus sous le même toit, une usine n’est plus un actif, c’est un handicap. Intel n’est plus le meilleur fabricant de puces au monde (TSMC a pris sa place) et AMD peut aujourd’hui externaliser sa production et avoir accès à une fabrication de meilleure qualité que son concurrent historique. En résumé, cela signifie que c’est maintenant AMD et non plus Intel qui est capable de fabriquer des puces moins chères et/ou plus rapides.

Le résultat final est que le chiffre d’affaires d’AMD a augmenté de plus de 50% par an au cours des trois dernières années, alors que celui d’Intel est resté quasiment stable sur la même période. Le désavantage concurrentiel d’Intel n’étant pas négligeable, ce changement à la tête du marché des microprocesseurs informatiques risque donc de durer, et le pire pour Intel reste peut-être à venir.

Le simple fait qu’il soit possible de fabriquer des appareils standards, à grande échelle, sans processeur Intel, est une première dans l’industrie des ordinateurs.

La deuxième raison est que la domination de l’architecture x86 dans les microprocesseurs pour ordinateurs n’est plus de mise. Depuis les débuts des PC, les microprocesseurs basés sur l’architecture x86 (d’Intel ou d’AMD) étaient les seuls sur lesquels les écosystèmes Windows, Linux ou OS X d’Apple pouvaient fonctionner. Mais ça n’est plus toujours vrai.

Cela ne veut pas dire qu’au fil des ans, il n’y a pas eu de multiples tentatives pour introduire des puces permettant à Windows de tourner sur autre chose qu’un microprocesseur x86. Il y en a eu, mais elles ont toutes échoué. En 2011, Microsoft a même introduit une version de Windows qui pouvait fonctionner sur des puces utilisant une architecture ARM et non x86, qui théoriquement aurait dû avoir un impact spectaculaire puisque la plupart des appareils mobiles (téléphones et tablettes) utilisent des processeurs ARM et non x86; avec un système d’exploitation fonctionnant sur ARM, il aurait dû en théorie être beaucoup plus facile d’utiliser la version ARM de Windows sur du matériel intégrant un processeur ARM.

Mais il n’en a rien été et les microprocesseurs basés sur ARM n’ont pas dépassé le seuil des ordinateurs de bureau et sont restés cantonnés aux appareils mobiles. C’était du moins la situation jusqu’à ce qu’Apple, quatrième fabricant mondial d’ordinateurs, ne sorte un ordinateur portable n’utilisant pas les processeurs Intel mais une alternative basée sur ARM de sa propre conception.

Les nouveaux ordinateurs portables Mac équipés de processeurs ARM ne vont certes pas révolutionner le marché à eux seuls. Mais le simple fait qu’il soit possible de fabriquer des appareils standards, à grande échelle, sans processeur Intel, est une première dans l’industrie des ordinateurs. Du point de vue d’Intel, la pression subie actuellement de la part d’AMD sur le marché du x86 pourrait s’amplifier si ses clients tentaient de ne plus utiliser cette architecture du tout.

La troisième raison est que, malgré les difficultés structurelles de la gamme x86 et la concurrence de l’ARM, Intel a choisi de revenir à un modèle à forte intensité capitalistique qui ne lui a pas réussi dans le passé. Ce recentrage stratégique vers l’activité de fonderie, s’il est intéressant d’un point de vue théorique, risque d’entraver considérablement la croissance d’Intel. Intel possède assurément le savoir-faire, le capital, la réputation et la capacité nécessaires pour se mesurer à TSMC dans le secteur de la fonderie. En revanche, il lui manque la culture et l’expérience, et même si l’entreprise parvient à surmonter ces lacunes, elle devra affronter TSMC, de loin le meilleur fabricant de puces au monde, et s’engager dans une course aux investissements qui lui coûtera des dizaines de milliards et mettra des années avant de porter ses fruits. Et ce, en supposant que TSMC reste passif, une perspective tout à fait improbable.

Si Intel n’avait pas déjà essayé cette stratégie dans le passé, on pourrait se permettre de lui laisser le bénéfice du doute. Mais ce qui rend cette situation si intéressante est le fait qu’il s’engage à nouveau sur une voie coûteuse pour tenter de créer une franchise de fonderie de classe mondiale, cette fois contre des concurrents plus importants et plus performants, alors même que la survie de son cœur de métier (les puces x86) est menacée.

Pourquoi s’en préoccuper? Tout simplement parce que ce qui fut la clé de voûte de l’informatique moderne, Intel et ses produits, n’est plus une certitude. Et imaginer un monde post x86, dans lequel les besoins de puissance de calcul sont satisfaits par autre chose qu’un microprocesseur x86, ou au moins par un autre acteur qu’Intel, est un scénario plus probable que celui de la continuité.

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