Triomphe et tragédie de l’Occident – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

6 minutes de lecture

Si la supériorité économique et technologique occidentale reste éclatante, l’émergence d’un monde bipolaire emmené par la Chine et les pays de l’Opep n’est pas sans conséquence majeure pour les échanges.

Depuis le début des années 1990, l’Occident a façonné une économie mondiale fortement unipolaire. La pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine ont clairement mis en évidence sa supériorité technologique et économique. Mais sa dépendance vis-à-vis des chaînes d’approvisionnement internationales, l’inflation et l’ère glaciaire géopolitique menacent la progression de sa prospérité issue de la mondialisation et signent la fin de l’ancien ordre sécuritaire et énergétique. En outre, les pays BRICS et de l’Opep+ sapent deux privilèges de l’Occident: le pouvoir souverain sur la monnaie de réserve mondiale et la possibilité d’accéder aux flux de paiement internationaux. Nous faisons le point et donnons un bref aperçu de la première réunion du Comité de placement du Credit Suisse en 2023.

1. «The West and the Rest»

Même si l’inflation et la crise énergétique affectent actuellement l’Occident, la supériorité économique et technologique de celui-ci a rarement été aussi manifeste.

En voici trois exemples:

1. La guerre en Ukraine met en évidence la supériorité des technologies occidentales en matière de renseignement et d’armement. A cet égard, il est intéressant de se pencher sur le cas de SpaceX, une entreprise spatiale privée américaine, créée en 2002 par Elon Musk pour partir à la conquête de Mars. Elle fournit aujourd’hui une infrastructure cruciale pour le renseignement occidental dans ce conflit. Au cours des trois dernières années, elle a mis en orbite 3500 satellites «Starlink», auxquels devraient s’ajouter 40’000 autres dans les années à venir. Ces satellites présentent une qualité comparativement bonne pour un prix avantageux. Même si la Russie en abattait quelques-uns, il serait possible de les remplacer rapidement. Comment expliquer cette avance spectaculaire? Notamment par le caractère enviable et la capacité d’innovation des économies de marché occidentales libres, qui attirent des capitaux et de la main d’œuvre qualifiée dans une mesure supérieure à la moyenne.

2. Jamais le montant de capitaux privés injectés aux Etats-Unis en douze mois n’a été aussi élevé qu’en 2022. Bien que les banques centrales étrangères aient retiré du pays quelque 200 milliards de dollars américains l’année dernière, les investisseurs privés étrangers y ont placé 1700 milliards au total sur la même période, un record. Les bons du Trésor s’en sont taillé la part du lion, suivis par les obligations d’entreprise, tandis que les actions ont souffert de dégagements.

3. Selon le Compendium de l’OCDE sur les indicateurs de productivité, la Scandinavie, la Suisse et les Etats-Unis comptent parmi les pays ayant affiché les plus fortes augmentations de productivité au cours des cinq dernières années (3,5% par an), ainsi que les plus hauts revenus par habitant. Comment l’expliquer? Les auteurs de ce compendium supposent que la hausse des salaires incite aussi plus fortement à accroître la productivité. Autrement dit, à partir d’un certain niveau et dans des circonstances favorables, le succès économique pourrait se pérenniser de lui-même.

Toutefois, il est bien connu que le succès a également des travers: il suscite la jalousie et peut aveugler. Ce n’est pas nouveau. Certains attribuent à un tel aveuglement la ténacité de l’inflation et la dépendance de l’Occident vis-à-vis de chaînes d’approvisionnement essentielles. En bref, une étoile brillante suscite aussi des mouvements contraires. Le récent sommet Chine-Etats arabes, le premier de l’histoire, en est la preuve. Mon collègue Zoltan Pozsar me l’a fait remarquer cette semaine.

2. Bons baisers de Riyad

Rien d’étonnant donc à ce que persiste la théorie selon laquelle l’ascension de l’Occident sera inévitablement suivie de son déclin, bientôt peut-être. C’est possible. Mais pour l’instant, la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine ont davantage renforcé l’Occident que la Russie ou la Chine. Néanmoins, les signes d’émergence d’un ordre mondial bipolaire sont très nets. Ce constat n’est pas nouveau, nous l’avons abordé ici à plusieurs reprises. Ce qui change en revanche, c’est le fait que la domination de longue date du «dollar tout puissant» et du système de paiement «SWIFT» occidental soit confrontée à un sérieux défi.

Le président chinois Xi Jinping l’a fait comprendre de manière très explicite lors du premier et tout récent sommet Chine-Etats arabes, une rencontre historique qui a rappelé celle de 1945 entre Franklin D. Roosevelt et le roi saoudien Abdul Aziz Ibn Saoud (à bord du cuirassé américain USS Quincy). Cet événement avait jeté les bases d’un «partenariat privilégié» de plusieurs décennies entre les deux pays. A l’époque, les pays du Golfe étaient pauvres. Aujourd’hui, ils sont riches et sûrs d’eux. Ils attendent du respect ainsi que de vastes investissements dans le cadre de partenariats, mais ils n’ont pas besoin d’argent.

Le discours prononcé à Riyad par le président chinois Xi Jinping ne se contente pas d’esquisser les contours, mais décrit des détails intéressants des ambitions stratégiques de la Chine, lesquelles ont déjà des répercussions mondiales. Je vais en citer un extrait et l’interpréter brièvement:

«Ces trois à cinq prochaines années, la Chine entend collaborer avec les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) dans les domaines prioritaires suivants: premièrement, la mise en place d’un nouveau paradigme de coopération énergétique multidimensionnelle. La Chine continuera à importer à long terme de grandes quantités de pétrole brut provenant des pays du CCG et achètera davantage de GNL. Nous renforcerons notre collaboration dans le secteur upstream, les services d’ingénierie, ainsi que dans le stockage, le transport et le raffinage du pétrole et du gaz. La plate-forme de la bourse du pétrole et du gaz naturel de Shanghai sera intégralement utilisée le règlement en RMB des échanges de pétrole et de gaz. Les deux parties collaboreront plus étroitement dans le domaine des technologies propres et à faible émission de carbone comme l’hydrogène, le stockage de l’énergie, l’éolien, le photovoltaïque et les réseaux électriques intelligents, ainsi que dans la production locale de nouveaux équipements énergétiques. Nous créerons ensemble un forum Chine-CCG pour l’utilisation pacifique de la technologie nucléaire et un centre de démonstration Chine-CCG pour la sécurité nucléaire.

Les deux parties pourraient entamer une coopération en matière de transactions de swap de devises, approfondir la collaboration dans le domaine des monnaies numériques et faire progresser le projet de monnaie numérique de banque centrale (CBDC – central bank digital currency) «mBridge». […]
La Chine est disposée à construire des centres de big data et de cloud computing centres de big data et de cloud computing avec les pays du CCG, à renforcer la coopération en matière de technologies 5G et 6G […]. […]

La Chine mettra en œuvre une série de projets de coopération avec les pays du CCG dans les domaines de la télédétection et des communications par satellite, de l’utilisation de l’espace et des infrastructures aérospatiales.»

Voici une tentative d’interprétation de cet extrait:

  1. «Trois à cinq ans». C’est un laps de temps très court. D’ici là, une grande partie des réserves mondiales de pétrole et de gaz devraient être négociées en renminbi chinois (RMB) ou en devises convertibles en RMB.
  2. «Coopération énergétique multidimensionnelle». Il ne s’agit pas simplement d’échanger de «l’argent contre du pétrole». Si la Chine souhaite s’attirer les faveurs des pays du Golfe, elle doit offrir plus que de l’argent et des gages de sécurité. Voilà pourquoi elle s’engage à réaliser des investissements communs et étendus dans l’approvisionnement énergétique de demain et d’après-demain, et ce de manière multidimensionnelle et coopérative, car l’énergie est toujours synonyme de pouvoir. L’Arabie saoudite et les pays du Golfe possèdent plus d’un tiers des réserves mondiales de pétrole et de gaz.
    Avant même le sommet, la Chine avait conclu d’autres partenariats stratégiques avec des pays sanctionnés comme le Venezuela, l’Iran et la Russie, notamment pour des investissements industriels de plusieurs milliards. Mais à l’évidence, elle exploite son atout géopolitique dans les négociations avec de tels Etats. En obtenant des remises de prix permanentes d’environ 15% et un règlement intégral en RMB, elle s’est assuré d’importants avantages stratégiques.
  3. «Production locale». Cette phrase semble avoir mis du baume au cœur de Riyad. Alors que les pays de l’Opep estiment que l’Occident les considère uniquement comme des stations-service stratégiques, le président Xi Jinping annonce la création de grandes joint-ventures sur leur sol. C’est habile à deux égards. Premièrement, les investissements de la Chine vont créer de précieux emplois dans des pays dont la population augmente. Deuxièmement, ils faciliteront le recyclage efficace de ses pétro-RMB, puisqu’elle les injectera dans de grands projets industriels communs relevant de secteurs stratégiques tels que la production, le transport et le stockage d’énergie, le big data, le cloud computing, les satellites commerciaux et la technologie spatiale.
  4. Cerise sur le gâteau: la «coopération concernant les transactions de swap de devises, les monnaies numériques et le projet «mBridge». Vous souvenez-vous de la dernière fois que ce grand président a parlé en public de swaps de devises ou de plates-formes de paiement numérique? Précisément.

Le fait que Xi Jinping mentionne des détails aussi marquants que les «swaps de devises à la bourse du pétrole et du gaz naturel de Shanghai» et le règlement «intégral» des échanges via la plate-forme de paiement numérique «mBridge» revêt une importance historique. Cette plate-forme indépendante des États-Unis a été promue par la Chine en collaboration avec la Banque des règlements internationaux (BRI), basée à Bâle. Il s’agit là d’une tentative de «dédollarisation» des «économies BRICS et de l’Opep+», car Pékin prend au sérieux le risque de sanctions à l’égard de «l’Oncle Sam». La Chine possède en effet des bons du Trésor américain à hauteur de quelque 970 milliards de dollars. Elle est ainsi, après le Japon (1250 milliards de dollars), le deuxième plus grand créancier étranger des Etats-Unis, ce qui rend ces derniers particulièrement vulnérables aux sanctions. Mais tant qu’elle aura besoin de dollars américains pour étancher sa soif de matières premières, elle ne pourra guère se soustraire à son dilemme.

La solution: à l’avenir, la Chine achètera probablement des matières premières en RMB. En parallèle, le développement du projet de système de paiement «mBridge» indépendant des Etats-Unis présente deux avantages. Premièrement, ce système basé sur la technologie blockchain est robuste, sûr et à l’abri des sanctions. Deuxièmement, il est ouvert à d’autres membres et à d’autres monnaies. En dehors de la Chine, les banques centrales de Thaïlande et des Emirats arabes unis (EAU) sont actuellement associées au projet.  

En toute logique, le président Vladimir Poutine a demandé à l’Inde de payer en dirhams des EAU les livraisons de pétrole et de gaz russes. En effet, la Russie pourra échanger ces dirhams contre des RMB sur la plate-forme de CBDC «mBridge». Et que fera-t-elle de tous ces RMB? Soit elle les utilisera pour acheter des biens d’équipement chinois, soit elle les convertira en or à la bourse du pétrole et du gaz naturel de Shanghai, où cette conversion est possible depuis peu. Ainsi, la boucle est bouclée.

Est-ce une coïncidence si la Banque nationale de Chine a annoncé l’achat de 62 tonnes d’or le jour du discours de Xi Jinping, portant ainsi ses réserves de métal jaune à 2010 tonnes au total? Les symboles sont importants et les lire attentivement l’est tout autant. L’une des conditions posées pour que le dollar américain puisse devenir la monnaie mondiale a été la convertibilité de l’or, inscrite à l’époque dans les accords de Bretton Woods.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

  1. Les monnaies des pays émergents pourraient tirer profit à moyen terme d’une dédollarisation du négoce des matières premières.
  2. Une transition énergétique complète à tous les niveaux reste une priorité stratégique, économique et climatique pour tous les pays importateurs d’énergie.
  3. La course mondiale aux ressources rares et aux investissements stratégiques stimule le protectionnisme et la politique industrielle. Tandis que les entreprises du secteur de l’énergie, des matières premières, des infrastructures et du commerce en profitent, l’adversité favorise le progrès disruptif, un point fort de l’Occident.
3. Point de vue actuel du Comité de placement du Credit Suisse

Alors que l’inflation semble avoir dépassé son zénith, les marges bénéficiaires record des entreprises paraissent vulnérables. Nous maintenons donc notre sous-pondération globale des actions. Néanmoins, la fin de la stratégie «zéro-COVID» poursuivie en Chine a créé une dynamique, en particulier en Asie, et notre surpondération des actions chinoises porte ses fruits. En outre, comme les perspectives économiques de ce vaste continent s’améliorent, nous relevons à un niveau neutre la part des actions des marchés émergents. En parallèle, tout porte à croire que le durcissement monétaire aux Etats-Unis atteint une phase de maturité, laquelle est généralement favorable aux bons du Trésor. Cette évolution et le fait que les emprunts souverains permettront à nouveau de diversifier les portefeuilles en 2023 nous incitent à surpondérer les obligations d’Etat mondiales.

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