Reprise en vue ou… en vu?

Michel Girardin, Université de Genève

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Pour anticiper le retour de la consommation, moteur ultime de la croissance, il faut qu’un vaccin voit le jour.

Et vous… c’est quoi votre lettre? Vous n’allez pas échapper à cette question, si vous faites partie des prévisionnistes qui se risquent à l’exercice périlleux des conjectures conjoncturelles «post-covidiennes». Et gare à vous si vous n’en avez pas: vos interlocuteurs y perdront leur latin. Pour les plus connues, vous avez le choix entre U, V, L et W. Et droit au I ou au K, pour les options plus originales. J’opte pour ma part pour un U qui ressemble au «Vu» - sorte de «V» combiné à un «U», précisément - qui forme le logo d’une marque d’habit de sport bien connue… Mais reprenons.

Je commence par les lettres que j’exclus. Le «L» tout d’abord, pour illustrer une économie mondiale qui ne se remettrait pas du COVID-19. Je suis persuadé d’une chose: le «L» succombera au vaccin. En témoigne la peur viscérale d’un reconfinement généralisé. Les adeptes du L ne sont généralement pas des gais lurons, mais que dire alors des intégristes de la décroissance absolue qui voient une chute verticale de l’économie mondiale en forme de… «I»? Ils sont rares, mais ils existent: le très médiatisé Nouriel Roubini est de ceux-là ; normal, il faut bien mériter son sobriquet de «Dr. Catastophe» (Dr. Doom) qu’il a depuis toujours. Le L a au moins l’avantage d’offrir une suite à la chute, même si l’encéphalogramme n’est guère réjouissant. Avec le I, on peine à imaginer ce qui se passe après que l’économie ait touché le fond… elle s’y cloisonne à jamais?

Un brin moins catastrophistes que les partisans du I ou du L, nous trouvons ceux qui ne jurent que par le W, aussi connus sous le nom de «double creux». Le double dip n’est pas une nouvelle danse, précise d’emblée Stephen Roach dans un article récent. L’économiste américain voit des W partout, cette tendance pour l’économie américaine de revenir à la récession, dès qu’elle essaye d’en sortir. C’est même pour lui la règle, plus que l’exception: 8 des 11 dernières sorties de récessions aux Etats-Unis de l’après-guerre auraient la forme d’un W. La sortie de la grande récession qui a fait suite à la crise financière de 2008 se serait faite également sur le mode du double creux.

S’il y a bien des gagnants et des perdants de la crise, la segmentation
paraît plus sectorielle que liée au degré de formation des demandeurs d’emploi.

Oui… mais non: le W n’est pas la règle, loin s’en faut.  L’explication réside dans la manière très particulière qu’ont les américains de calculer la croissance et… de définir la récession. Outre-Atlantique, la croissance du Produit intérieur brut se calcule par la comparaison d’un trimestre au précédent, le résultat étant ensuite annualisé. En cas de deux baisses consécutives, le drapeau rouge de la récession est levé. Comme nous l’avons vu dans une chronique récente cette méthode souffre de plusieurs désavantages, le principal étant qu’il peut arriver que ce qui est qualifié de récession Outre-Atlantique n’est en fait qu’un simple ralentissement selon nos propres critères. Pour ma part, je préfère définir la récession par la comparaison du PIB au trimestre correspondant de l’année précédente. Et ici, une seule décroissance suffit. Quoiqu’il en soit, lorsqu’on compare un trimestre au précédent, les profils en dent de scie sont la règle. On peut y voir des W effectivement, comme en témoigne la courbe en bordeaux sur le graphique. Sauf que si l’on s’en tient à la définition américaine de la récession, il eut fallu connaître à nouveau deux trimestres négatifs consécutifs après ceux du 3ème et 4ème trimestre de 2008 pour que le «double dip» de la double récession soit décrété. Cela n’a pas été le cas, et la sortie de la Grande Récession de 2008 ressemble beaucoup plus à un V qu’à un W, comme en témoigne la courbe en jaune, qui mesure la croissance selon les normes internationales.

Au chapitre des originaux, il y a ceux qui adoptent le K pour symboliser la reprise post coronavirus. Le K témoigne d’une reprise pour les nantis à laquelle les moins fortunés ne participent pas. Pour ces derniers, c’est même la récession qui guette. C’est du moins la conviction de Joe Biden. Le candidat Démocrate à la Présidence américaine en veut pour preuve que la flambée des marchés financiers ne profite qu’à une minorité de la population. Et le rival de Trump d’argumenter que la reprise est l’apanage des riches et des universitaires. C’est vrai que les statistiques de l’emploi aux Etats-Unis montrent que les personnes au bénéfice d’une formation universitaire ont retrouvé plus facilement un emploi dès lors que la reprise a été amorcée au 3ème trimestre. Mais c’est un peu réducteur que d’opposer les demandeurs d’emploi au bénéfice d’une bonne formation à ceux qui ne sont pas qualifiés. S’il y a bien des gagnants et des perdants de la crise liée à la pandémie, la segmentation me paraît plus sectorielle que liée au degré de formation des demandeurs d’emploi. Parmi les gagnants de la crise, on trouve les secteurs liés à l’économie digitale et les livreurs de biens de première nécessité. La concentration d’universitaire y est-elle plus marquée que dans d’autres secteurs? Je n’en suis pas certain. Et que dire des secteurs de l’aviation et du tourisme, qui figurent clairement parmi les perdants? Que les personnes qui se retrouvent au chômage auraient dû passer par l’université pour éviter cette situation? L’inégalité dans la distribution des revenus n’est pas apparue avec le COVID-19. Il y a certes des secteurs qui sont à la traîne aujourd’hui et qui ne manqueront pas de combler leur retard, une fois les vaccins sur le marché. Et tant les universitaires que les autres en bénéficieront.

Si Joe Biden opte pour le K, Donald Trump a, quant à lui, retenu le V pour qualifier la reprise.

Si Joe Biden opte pour le K, Donald Trump a, quant à lui, retenu le V pour qualifier la reprise. Le contraire eut été étonnant. Pour ma part, je dois avouer une infidélité: cela fait plusieurs mois que mes indicateurs conjoncturels avancés témoignent d’une reprise en V, et ce, dès le 3ème trimestre 2020. Les prévisions du Fonds Monétaire International vont d’ailleurs dans le même sens. Mais… je ne leur fais pas confiance. L’économie est une science, certes, mais elle n’est pas exacte. L’art consiste à compléter les prévisions données par les indicateurs et autres modèles quantitatifs par des raisonnements basés sur l’observation, voir des intuitions. Le problème des indicateurs conjoncturels, c’est qu’ils reposent sur les deux leviers de relance que sont les politiques monétaires des banques centrales et budgétaires des gouvernements, quand ce n’est pas une combinaison des deux comme dans la période actuelle. Et… aucun de ses leviers n’est en mesure d’arrêter une pandémie.

J’ai donc opté pour la prudence, celle d’une reprise en U qui serait plus proche de la coche du «vu» qui forme le logo de Nike, pour témoigner d’un long et graduel retour à la normale. La raison en est simple: pour anticiper le retour de la consommation, moteur ultime de la croissance, il faut qu’un vaccin voit le jour. Et à force de le voir pointer sans jamais apparaître au grand jour, on finit par devenir des Saint Thomas qui ne croiront à la reprise que lorsqu’elle sera bien en vue. Et en vu, certainement aussi.

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