La performance rime-t-elle avec la croissance?

Michel Girardin, Université de Genève

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La Bourse américaine qui caracole au plus haut alors que l'économie du leader mondial plonge au nadir: vous trouvez cela normal?

Les Etats-Unis sont durement touchés par le coronavirus et la récession en cours est sévère. Mais gare à l'alarmisme dont abusent certains journalistes en mal de «clicbait»1: les annonces qui ont été faites dans plusieurs médias récemment que la chute de l'activité économique aux Etats-Unis dépasse les 33% sont totalement fausses. Il faut se souvenir que les Américains ont une manière un peu particulière de calculer la croissance du produit intérieur brut. Chaque trimestre y est comparé au trimestre précédent. En cas de 2 baisses consécutives, la récession est décrétée. En ce qu'elle capte l'élan ("momentum") de la croissance, cette méthode offre l'avantage de bien saisir la tendance actuelle de la marche des affaires. Elle souffre par contre de plusieurs inconvénients: les résultats peuvent, d'une part, être influencés par des facteurs saisonniers (nombre de jours ouvrables variant en fonction du calendrier). D'autre part, la moyenne des 4 variations trimestrielles ainsi définies ne donne pas le chiffre annuel de la croissance.

Affirmer que la croissance du PIB américain a baissé de 33% au deuxième trimestre n'a aucun sens lorsqu'on se rend compte que le chiffre réel est de 8,25% et qu'il est multiplié par 4 pour être annualisé2. Pour que ce calcul soit significatif, il faudrait que les 3 trimestres à venir enregistrent des baisses comparables à celle du deuxième trimestre.

Ce qui est qualifié de récession outre-Atlantique
peut se révéler être un simple ralentissement.

Enfin, dernier point, et pas des moindres, au sujet de la méthode du calcul de la croissance aux Etats-Unis, ce qui est qualifié de récession outre-Atlantique peut se révéler être un simple ralentissement. Nous avons connu cette situation en Suisse en 2018. Au troisième et quatrième trimestre de cette année-là, le PIB a connu 2 baisses consécutives de la croissance, selon la méthode de calcul américaine. Le drapeau de la récession s'est alors levé. Etait-ce une véritable récession? Assurément pas, ce n'était qu'un simple ralentissement d'une croissance qui est restée positive d'une année à l'autre.

A la méthode utilisée aux Etats-Unis, je lui préfère celle qui consiste à comparer chaque trimestre du PIB non pas au trimestre précédent, mais au correspondant, à savoir le même trimestre de l'année précédente. Cette méthode a l'avantage de corriger les biais décrits plus haut. Avec cette méthode, la définition de la récession est simple: il suffit d'un trimestre de décroissance pour que récession s'en suive.

Sur la base d'une comparaison au deuxième trimestre 2002 au même trimestre de l'année précédente, la décroissance du PIB américain au deuxième trimestre n'est «que» de 9%. C'est un record historique certes, mais pas de l'ampleur clamée avec fracas par certains médias. Qui plus est, la reprise est déjà annoncée, comme en témoigne les indicateurs avancés de la conjoncture.

Mais revenons à nos moutons ... de Panurge: ceux qui achètent des actions à tout va, alors que rien ne va plus ou presque sur le plan économique.  Comment justifier pareille déconnection? Il y a plusieurs explications.

Miser sur les entreprises qui licencient en masse
pour gagner à la Bourse est, assurément, une stratégie risquée.

Commençons par la moins louable: celle qui consiste à dire que les chefs d'entreprises cotées en Bourse ont une incitation à licencier des employés, afin d'augmenter les bénéfices de l'entreprise et ... le bonus du patron. Les indices boursiers suivraient ainsi les courbes du taux de chômage? Un peu court comme explication: d'une part, les rémunérations des chefs d'entreprise ne sont pas toutes indexées aux bénéfices que génèrent leur entreprise. D'autre part et surtout, une stratégie de licenciement dans le seul but de générer des bénéfices n'est envisageable que sur le très court terme. A moyen et long terme, la croissance des bénéfices rime avec celle de l'entreprise et de ses investissements en capital et en main d'œuvre. Miser sur les entreprises qui licencient en masse pour gagner à la Bourse est, assurément, une stratégie risquée et, sur le long terme, peu rémunératrice.

Expliquer la bonne tenue de la Bourse dans un environnement économique déplorable se justifie également par le fait que les investisseurs sur les marchés financiers sont tournés vers l'avenir, plutôt que le présent et le passé. D'ailleurs, cette capacité prédictive de la croissance économique par la Bourse est illustrée par le fait que cette dernière est une des 10 composantes de l'indicateur avancé utilisées par les économistes pour prédire la croissance de l'économie américaine. Bon, il est vrai que la valeur prédictive des cycles économiques par les marchés financiers n'est pas toujours fiable. En 1966 déjà, l'économiste Paul Samuelson se plaisait à rappeler que la Bourse avait prédit 9 des 5 dernières récessions...

Les actions pour la reprise, les obligations pour la crise?

Attendu que les reprises conjoncturelles génèrent des augmentations des bénéfices des entreprises, il est une croyance très répandue que les marchés actions performent mieux durant ces périodes de croissance économique. Et qu'en période de crise - ou de récessions - ce sont les obligations qu'il faut privilégier. Ce qui est séduisant sur le plan théorique n'est pas nécessairement validé en pratique. Les études académiques montrent que la corrélation entre performance boursière et croissance économique est ... négative. Les raisons peuvent en être multiples: un pays peut, d'une part, adopter une politique de stimulation effrénée de la croissance par des dépenses de l'Etat à tout va ou des investissements par des entreprises dans des projets à faible valeur ajoutée. Ou encore par des dépenses des consommateurs largement financées par le crédit. L'augmentation de l'endettement - public et/ou privé - qui résulte de ces politiques n'est pas pour plaire aux investisseurs sur les marchés financiers.

Les banques centrales tiennent une bonne part de responsabilité
pour la déconnection entre performance et croissance.

D'autre part, si la croissance est trop marquée, elle risque de se traduire par des pressions inflationnistes et ... celles-ci ne sont pas du goût des banques centrales. Les durcissements des politiques monétaires qui s'en suivent sont, quant à elles, peu appréciées par les habitués de la Bourse.

En parlant des banques centrales, elles tiennent une bonne part de responsabilité pour la déconnection entre performance et croissance. Corona-récession oblige, les banques centrales baissent les taux d'intérêt à toute vitesse, et, lorsqu'ils atteignent leur niveau plancher, procèdent à des injections de liquidité via des achats d'actifs financiers. L'une comme l'autre de ces mesures sont favorables aux marchés-actions, ce qui explique leur bonne tenue durant des périodes de morosité conjoncturelle.

Enfin, dernier argument - et pas des moindres - pour expliquer l'apparente déconnection entre la performance de la Bourse et la croissance économique tient à la manière de construire les indices boursiers. La très grande majorité de ces derniers repose sur le système de la capitalisation, qui consiste à accorder plus de poids au grandes entreprises et aux plus performantes. Aux Etats-Unis, l'identification de ces dernières est un jeu facile: il s'agit de Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google (Alphabet) et Microsoft, que l'on regroupe sous l'acronyme FAANGM. Le verdict est sans appel: depuis le 1er janvier 2013, la performance cumulée des FAANGM est de 530%, alors que l'indice de la bourse américaine sans ces valeurs technologiques phare n'est que de 85%. Plus révélateur, la performance de ce dernier est négative depuis le 1er janvier de cette année. Si la bourse américaine a renoué avec les chiffres noirs cette année, c'est donc exclusivement grâce aux FAANGM.

En conclusion, la performance peut, parfois, rimer avec la décroissance.

 

1 Le «clicbait» ou «appât à clics» est une technique utilisée par certains journalistes ou producteurs de contenu sur les réseaux sociaux. Elle consiste à recourir à des titres percutants - et souvent mensongers - dans le seul but de générer des clics, et donc des «vus» de l'article
2 Et encore, la multiplication par 4 est erronée. Il faudrait élever le chiffre de 1,0825 à la puissance 4, ce qui nous donne 1,3731, soit 37,3% de baisse annualisée.

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