Combien pèse un BRIC?

Michel Girardin, Université de Genève

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C’est avec la méthode de la «Parité de Pouvoir d’achat» que le FMI calcule le poids de chaque pays dans l’économie mondiale.

L’ampleur de la récession induit le FMI à revoir ses prévisions de la croissance mondiale à la baisse pour 2020. Il maintient toutefois le choix de la lettre qui caractérisera la reprise en 2021. Elle sera en V. Mais la méthode utilisée pour calculer la croissance mondiale y est sans doute pour quelque chose…

«Une brique pèse 1 kilo plus une demi-brique, combien pèse une brique?»: que n’ai-je souffert dans mon enfance d’entendre mon père me poser maintes fois cette question en rajoutant «allez… c’est pourtant facile!». Depuis, j’ai découvert la règle de 3 et … elle m’a été utile pour décortiquer la méthode utilisée par le Fonds Monétaire international pour calculer la croissance mondiale. De quoi provoquer quelques froncements de sourcil. Jugez plutôt.

En janvier 2019, le FMI prévoyait que la croissance de l’économie mondiale serait de 3.6% en 2020. Dans le détail, l’institut de Washington anticipait, pour cette même année, 1.8% de croissance aux Etats-Unis, 0.5% au Japon, 1.7% dans la zone Euro et 1.5% au Royaume-Uni. Et là, je sors ma calculette et réalise que les pays que je viens de citer pèsent un peu plus de la moitié de l’économie mondiale. La croissance moyenne pondérée de cette première moitié est donc de 1.6% et la question que j’aurais aimé poser à mon père aujourd’hui est… «de combien doit croître l’autre moitié pour que le tout connaisse une croissance de 3.6%?». Déconcertant de facilité, ce 5.6% de croissance attendue dans le reste du monde n’en est pas moins … déconcertant. Bien sûr, il y a la Chine, et le 6% de croissance annuelle à laquelle elle était abonnée jusqu’au coronavirus. Mais la Chine ne pèse pas – encore – la moitié de l’économie mondiale? Et qu’en est-il des autres membres du fameux acronyme du «BRIC», le Brésil, la Russie et l’Inde? C’est ici qu’il convient de regarder plus en détail comment le FMI calcule le poids de ces pays.

Léger le Big Mac?

C’est avec la méthode de la «Parité de Pouvoir d’achat» que le Fonds monétaire international calcule le poids de chaque pays dans l’économie mondiale. La PPA permet de déterminer quel devrait être le taux de change dans chaque pays du monde pour donner, partout, le même pouvoir d’achat aux consommateurs.

L’exemple bien connu est celui de la parité du Big Mac calculée par le magazine The Economist. Il s’agit de comparer le prix du double hamburger dans le monde et de calculer le taux de change qui égaliserait son prix. Exemple: le Big Mac coûte aujourd’hui 5.71 dollars aux Etats-Unis, 6.50 francs en Suisse, 21.7 yuans en Chine et 190 roupies en Inde. Petite nuance, en Inde la comparaison se fait au «Maharaja Mac», qui remplace le bœuf, illégal dans la plupart des états, par du poulet. Mais revenons à nos vaches. Au cours du change actuel de 0.93 frs par dollar, nous pourrions acheter quelques dizaines de Big Mac à New York pour l’équivalent de 5.31 francs pièces, et les revendre à 6 francs devant le Mac-Donald de Plainpalais à Genève. Ce gain facile s’évapore si le taux de change n’est plus de 0.93 francs par dollar, mais de 1.14, soit le rapport entre le prix du Big mac en Suisse et celui qui prévaut aux Etats-Unis. Sur cette base, le taux de change d’équilibre de PPA est de 3.80 yuans et 33.3 roupies respectivement, pour un dollar américain. Comparés aux taux de change qui prévalent actuellement de 6.82 yuans et 73.7 roupies pour un dollar, nous pouvons ainsi affirmer que la devise chinoise est sous-évaluée par rapport au dollar américain de 44.3%, et l’indienne de 54.9%. Le franc suisse, quant à lui, est surévalué de 22.4%. D’ailleurs c’est simple, la devise helvétique est la seule monnaie au monde à être surévaluée vis-à-vis de la monnaie américaine. La Suisse, îlot de cherté? Je pense qu’on peut l’affirmer sans crainte. La palme de la sous-évaluation revient au Rand d’Afrique du Sud, avec une valeur de près de 70% inférieure à son cours d’équilibre de la PPA!

Le lien entre la PPA et les prévisions du FMI pour la croissance? Il est relativement simple. Pour calculer le poids de chaque pays, le FMI prend en compte le taux de change de la PPA, plutôt que les cours de change en vigueur. Et le Big Mac pèse lourd dans les calculs. Jugez plutôt. Le Produit intérieur brut de la Chine est de 95'480 milliards de yuan, soit 14'000 milliards de dollars, au cours actuel de 6.82 yuans par dollar. Si vous prenez la parité du Big Mac de 3.80 yuans par dollar, le PIB estimé de la Chine passe à 25'126 milliards de dollars: grâce à ce petit tour de passe-passe monétaire, la taille de l’économie chinoise augmente de 80%!

Dans la réalité, le FMI utilise bien entendu un panier plus large que le simple Big Mac pour être représentatif des habitudes des consommateurs. Mais le principe reste le même: il s’agit de calculer le taux de change qui équilibre le pouvoir d’achat des consommateurs dans tous les pays du monde. Sur la base des indices des prix à la consommation, la sous-évaluation de toutes les monnaies - sauf une - vis-à-vis du dollar, est encore plus marquée qu’avec le Big Mac. La sous-évaluation du Yuan augmente de 44.3% à 47.3% et celle de la roupie indienne de 54.9% à 72%. La taille de l’économie chinoise augmente de 90% lorsqu’on la mesure à l’aune de la PPA, alors que celle de l’Inde passe de 2'940 milliards de dollars à 10'510 milliards, soit plus du triple! L’exception, c’est encore et toujours la Suisse, dont la monnaie est ici surévaluée de 31.5%. Excusez du peu. La Suisse, c’est d’ailleurs le seul pays au monde dont la taille diminue lorsque le FMI mesure son PIB en utilisant le taux de PPA.  Globalement, le poids des pays du BRIC passe de 23.8% de l’économie mondiale à 33.5% lorsqu’on utilise les taux de PPA.

Il n’est pas étonnant dès lors que les chiffres de la croissance de l’économie mondiale soient aussi bons, même durant la période de récession actuelle. Ainsi donc, le FMI s’attend à une baisse de 4.9% du PIB mondial cette année, qui se décompose entre 8% de chute de l’activité dans les pays développés et de 3% dans les pays émergents. Gageons que si le poids de ces derniers n’était pas surestimé de par l’utilisation des taux de PPA, la baisse de la croissance mondiale serait beaucoup plus proche des 8% que vont enregistrer les pays développés que la décrue prévue dans les pays émergents. De même, le rebond de près de 6% de l’activité escomptée dans les pays émergents l’année prochaine n’est sans doute pas étrangère à la hausse attendue de 5.4% du PIB mondial pour cette même année.

Est-ce une bonne ou une mauvaise chose que d’utiliser la parité de pouvoir d’achat dans le calcul du poids de chaque pays? Personnellement, je suis plutôt sceptique. Côté avantage, la PPA est le seul instrument dont les économistes disposent pour estimer la sur- ou sous-évaluation d’une monnaie. Une technique qui n’est malheureusement pas possible d’appliquer aux crypto-monnaies, d’où la difficulté de savoir si, à 10'740 contre dollar, le Bitcoin est sur- ou sous-évalué. Utiliser la PPA pour quantifier la sur- ou sous-évaluation d’une monnaie est une chose, mais c’est lui faire trop d’honneur que de l’adopter pour estimer la taille d’un pays. La PPA ne s’applique en fait qu’au commerce international. Or dans les calculs, il y a forcément l’incidence des écarts massifs de salaires qui rentrent en ligne de compte: si le Big Mac est bien moins cher à Péking ou à Bombay, comparé à Genève, c’est assurément en raison du fait que les salaires ne sont pas les mêmes dans ces 3 villes.

Par ailleurs, le taux de PPA est une estimation et … l’économie n’est de loin pas une science exacte. Personnellement, je ne pense pas qu’il soit dans les plans de la Chine de réévaluer sa monnaie de 90% au nom de la PPA. Attendu que le poids d’un pays dans l’économie mondiale est clairement lié à son poids dans les négociations politiques au sein du G20, je suis d’avis qu’il faudrait mesurer l’importance des pays sur la base de ce qu’ils sont, plutôt que ce qu’ils devraient être.

PS: Au fait, la brique, elle pèse 2 kilos. Quand j’ai enfin trouvé la réponse, j’ai eu l’impression que la brique doublait son poids grâce à un tour de passe-passe, un peu comme les BRICs avec la PPA.

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