Etats-Unis d'Europe: un jour viendra

Michel Girardin, Université de Genève

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Le plan de relance budgétaire de l'UE figurera indéniablement dans les manuels d'Histoire, et ce, à plus d'un titre.

Sur le plan politique, tout d’abord: avec ce plan, c’est la première fois que l’Europe trouve un accord pour un financement communautaire des besoins économiques de chaque pays membre pour sortir de la crise. Du jamais vu dans l’Histoire de l’Europe. Jusqu’à cette date du 21 juillet, il n’y a jamais eu d’accord européen portant sur une mutualisation des pertes économiques et financières des pays membres, qu’elles émanent de la crise de 2008, de celle de la dette en 2011, ou de toute autre situation d’émergence qu’a connu l’Europe depuis sa création.

L’accord du 21 juillet est-il un premier pas vers ce fédéralisme qui a fait ses preuves aux Etats-Unis et en Suisse? J’aimerais y croire, tellement je suis convaincu que l’Europe sera fédérale ou ne sera pas.  La monnaie unique pour la zone Euro est une condition nécessaire mais pas suffisante pour sa stabilité et son développement. Trouver l’équilibre dans la zone Euro entre une politique monétaire dans les mains d’une seule Banque centrale et 19 politiques budgétaires pour autant de Ministres des finances? Bonne chance. Alors oui, il y a bien un «Ministre des Finances» pour la zone Euro. Le connaissez-vous? Il se nomme Pascal Donohoe. Si son identité n’est pas aussi populaire que celle de Christine Lagarde ou Mario Draghi, c’est probablement en raison du fait que sa fonction de Président de l’Eurogroupe consiste à réunir sur une base mensuelle les 18 autres Ministres de l’Economie et des Finances pour des discussions... purement informelles sur les politiques économiques au sein de la zone Euro.

En pourtant, les appels au fédéralisme européen n’ont jamais fait défaut.  En 1848 déjà, le journaliste et homme politique français Emile de Girardin promeut déjà cette idée. «Nous nous sommes écrié: Confiance ! Confiance ! Parce que, de la hauteur des barricades, nos yeux voyaient déjà au loin se lever pour la France une politique toute nouvelle, une sainte alliance des peuples, une vaste confédération (je vous laisse apprécier le terme choisi par le journaliste...) républicaine, industrielle, commerciale et maritime qui pourrait s’appeler: les Etats-Unis d’Europe, qui aurait ses congrès, sa flotte, son armée, la même monnaie, les mêmes impôts...». Nobles paroles que celles de M. de Girardin: il faudra que je revisite mon arbre généalogique...

Ce discours sur le mode «J’ai un rêve» sera repris par Victor Hugo en personne, à l’occasion du Congrès international de la Paix à Paris, le 21 août 1849. A un ou deux pays près, le poète est plutôt visionnaire: «Un jour viendra, où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.» Quelques années plus tard, le grand écrivain reprend: «Le peuple français a taillé dans le granit indestructible et posé au milieu du continent monarchique de l’Europe la première assise de cet immense édifice qui s’appellera un jour les Etats-Unis d’Europe.»

Succès inespéré sur le plan politique, l’accord du 21 juillet l’est également sur le plan économique. Face à la crise économique et financière du coronavirus, les banques centrales sont à bout de souffle et ... de munitions. Les taux d’intérêt sont au plus bas et ne peuvent guère baisser davantage. Les injections massives de liquidité font exploser la taille du bilan des banques centrales mais se révèlent être de piètres stimulateurs de la croissance économique, attendu que le moteur du crédit est en rade. Bien des pays se trouvent dans une «trappe à liquidité», dans laquelle les politiques monétaires deviennent totalement inopérantes. Pour sortir de cette impasse, les manuels d’économie sont on ne peut plus clairs sur la politique à adopter: foin de politiques monétaires, ce sont les mesures budgétaires qui doivent être actionnées pour sortir de la crise. En permettant une véritable relance budgétaire au niveau européen, l’accord du 21 juillet est historique.

Alors oui c’est vrai, l’accord n’a pas fait l’unanimité. Les «frugaux» que sont l’Autriche, les Pays-Bas, le Danemark, la Finlande et la Suède ont obtenu gain de cause et ... des rabais sur la facture. Leur argument? Leur endettement est bien inférieur à la moyenne européenne, et ils ne voient pas pourquoi leurs contribuables devraient payer pour les pots cassés des pays bien moins économes. Certes, la plupart des «frugaux» affichent une dette publique plutôt basse: 33.2% du produit intérieur brut (PIB) au Danemark, 35.1% en Suède, 48.6% aux Pays-Bas et 59.4% en Finlande. C’est bien moins que la moyenne européenne (77.8%), qu’en Italie (134.8%) ou qu’en Grèce (176.6%). Bon, lorsqu’on observe la véhémence avec laquelle un pays comme l’Autriche s’est opposé au plan de relance budgétaire européen, alors que son taux d’endettement est, à 74%, à peine inférieur à la moyenne européenne, on prend la mesure de la subtile nuance qui différencie «frugal» à «radin».

La solution à cette mutualisation des pertes? J’ai personnellement beaucoup de sympathie pour la proposition de créer un «Fonds de rédemption» établie par le conseil allemand (mais oui !) des experts économiques en 2011.  Il s’agissait à l’époque de réunir dans un pot commun les portions de la dette des Etats qui dépassent les 60% tolérés par le Traité de Maastricht. Le projet a été mis au placard par la Commission Européenne peu de temps après sa genèse. Motif: la mutualisation des excès de dette est un oreiller de paresse pour les moins bons élèves. Pour ma part, je verrais bien une rédemption «renversée» où l’on place dans un pot commun les 60% de la dette publique des Etats membres de la zone et on laisse chacun d’eux se débrouiller avec les excès. Le problème du «risque moral» (à savoir le réflexe pour les dépensiers de se laisser aller, sachant que la facture sera partagée par tout le monde) serait résolu et l’on verrait que le plus gros contributeur au fonds serait l’Allemagne, attendu que les 60% de sa dette publique pèse presque 7 fois plus lourd que les 60% de la dette hellène. Du coup, cette mutualisation renversée mettrait en exergue que la chasse aux maillons faibles est vaine et qu’il faut mieux essayer de tirer à la même corde et œuvrer à la création des «Etats-Unis d’Europe».

Pourquoi faut-il 4 jours - et nuits - d’âpres négociations en Europe pour mettre bas à un plan de relance budgétaire où il s’agit de redistribuer la manne des revenus entre les pays riches et ceux qui le sont moins? Parce que l’Europe n’est pas fédérale. Aux Etats-Unis ou en Suisse, ce genre de négociation n’a pas lieu d’être. La péréquation financière est mise en œuvre au niveau fédéral, sans qu’un accord soit nécessaire entre les Etats-membre de la fédération. Les écarts de richesse entre les Etats américains sont pourtant supérieurs à ceux des pays européens. Jugez plutôt. Entre l’Etat le plus riche de Washington (district de Columbia) et celui le plus pauvre du Mississipi, il y a un multiple de 5.1 en termes de Produit intérieur brut par habitant. Ce même multiple n’est que de 3.9 entre le pays de la zone Euro le plus riche, le Luxembourg, et le plus pauvre, la Grèce. Lorsque j’avance l’argument des bienfaits du fédéralisme américain, on me rétorque souvent que ce dernier est bien plus facile à mettre en œuvre dans un pays partageant la même langue et la même culture. Et en Suisse, nous partageons les mêmes valeurs, la même culture et comprenons les langues de nos pairs…? Soit. Alors je vous propose de tenter une expérience: nous supprimons l’impôt fédéral pendant, mettons, 5 ans, et le reportons sur nos impôts cantonaux. Nous soumettons alors au parlement et aux cantons le soin de trouver un accord pour redistribuer la manne des cantons les plus riches, tels que Zoug et Zürich, à ceux qui sont bien en-deçà de la moyenne suisse, comme les cantons du Jura ou du Valais. Demander aux contribuables zougois s’ils sont d’accord d’aider les paysans jurassiens ou les viticulteurs valaisans à la peine? Je ne suis pas sûr que la mission soit plus aisée que de demander aux autrichiens leur accord pour aider les fonctionnaires grecs à avoir une retraite décente.

L’accord européen du 21 juillet est sans précédent. Mais il ne saurait devenir la règle sans un élan vers la création d’une fédération des Etats-Unis d’Europe, chère à Victor Hugo.

Au fait: c’est grâce à un programme de mutualisation de la dette des Etats américains que le premier Secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, a cimenté la naissance des Etats-Unis, en 1791.

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