Nous n’utilisons pas les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les apps. Ce sont eux qui nous utilisent.
Certains se rappellent peut-être encore l’âge d’or des années 1980, où les chantiers généraient des marges dont les maîtres d’œuvre ne peuvent plus que rêver aujourd’hui. En moyenne, elles étaient quatre fois plus élevées qu’aujourd’hui. C’était l’époque des grandes ententes dans le secteur de la construction. Les accords sur les prix étaient monnaie courante et il n’était pas rare que le bénéficiaire d’un lot de travaux soit connu avant même son attribution. Le krach immobilier a mis brutalement fin à ces comportements. Le secteur de la construction a connu une restructuration douloureuse et la concurrence s’est intensifiée. Aujourd’hui, les chantiers rapportent moins. La productivité a en revanche nettement augmenté. Le marché a rectifié la situation de manière exemplaire.
L’éradication complète des tricheries est cependant impossible en Suisse. Nous avons ainsi appris que douze entreprises de construction routière avaient régulièrement organisé des réunions dites d’attribution ou de calcul entre 2004 et 2010. L’objectif consistait à déterminer par avance qui obtiendrait l’adjudication et à quel prix. Exactement la même pratique qu’autrefois. C’est pourquoi 11 millions de francs d’amendes ont été infligés à 12 entreprises de construction. Les investigations ne sont toujours pas terminées. Le rôle du gouvernement et de l’administration dans les procédures d’adjudication est actuellement clarifié. Lundi dernier, nous avons appris que la commission d’enquête parlementaire (CEP) qui examine le cas depuis plus d’un an avait besoin de plus d’argent pour son travail. Un coûteux traitement critique du passé.
Dans ma jeunesse, j’étais persuadé que l’Allemagne fabriquait les meilleures voitures, parce que la concurrence était si rude dans ce pays. C’était avant le Dieselgate. Entretemps, nous savons que le mythe que l’industrie automobile allemande s’était fort peu modestement forgé au fil des ans s’est mué en un feuilleton nauséabond. En plus des manipulations d’ordre technique, il y a eu des ententes entre les constructeurs allemands sur tout un tas de sujets. En 2016, la Commission européenne a prononcé des amendes à hauteur de 2,9 millions d’euros contre le cartel des camions. La troisième action en dommages-intérêts à l’encontre du cartel des camions est désormais engagée. Il y a eu des ententes sur les prix et des ententes techniques. Qu’il s’agisse de camions ou de voitures de tourisme, la concurrence dans l’industrie automobile avait visiblement pour objectif de minimiser la concurrence. Les fabricants d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques poursuivaient le même objectif. Il y a plus d’un an, la Commission européenne a infligé une amende record à cinq entreprises internationales du secteur. Et ce n’était pas la première fois, tant s’en faut, que le secteur des ascenseurs et des escaliers mécaniques s’est rendu coupable d’infractions à la législation sur les cartels. La concurrence est également prônée par le secteur bancaire, mais ne correspond pas toujours à la réalité. Les manipulations des taux interbancaires ne constituaient que le sommet de l’iceberg. Il y aurait également eu des ententes régulières dans le négoce de devises et le négoce d’emprunts. Verre ou vitrage automobile, tubes cathodiques ou électronique grand public, skis ou rails ferroviaires, sucre ou baignoires: il n’y a pratiquement pas un secteur où des fabricants qui s’étaient entendus illégalement n’ont pas été découverts. La concurrence est donc plutôt l’exception que la règle, même dans un monde globalisé.
A une époque où le «marché libre» souffre de la guerre commerciale, on a le sentiment que le marché sera bientôt étouffé. Et pourtant il ne fonctionnait pas comme l’enseigne la théorie économique dans les universités. S’il ne se passe pratiquement pas un jour sans qu’une quelconque entente entre fabricants et négociants ne soit mise à jour, on peut difficilement parler de libre concurrence. Celle-ci ne constitue pas un objectif. Il s’agit plutôt de l’éviter. Même sur le plus grand marché du monde, l’Internet, le marché ne fonctionne pas ainsi que les protagonistes le voudraient. La réglementation serait dommageable pour le degré de liberté du marché et entraverait par conséquent la capacité d’innovation qui résulterait du réseau mondial, clamait-on dès le départ dans la Silicon Valley. En leur temps, les maîtres d’œuvre étaient du même avis et nous savons tous comment cela s’est terminé. Lorsque Google oblige des fabricants d’appareils Android à préinstaller son propre moteur de recherche et navigateur Internet, on ne peut en aucun cas parler de concurrence. Les choses commencent heureusement à évoluer. Mieux vaut tard que jamais: le ministère américain de la justice a récemment annoncé un contrôle des principales plates-formes en ligne à l’aune de la législation sur les cartels. Il s’agit de déterminer si les opérateurs ont entravé la concurrence et les innovations ou ont lésé le consommateur d’une quelconque autre manière. La nouvelle économie reprend donc exactement les mêmes travers que l’ancienne. Et elle profite de son pouvoir de marché. Rien de nouveau donc, mais un danger encore plus grand, car il est plus subtil et moins évident. Nous sommes en effet des clients des géants de l’Internet, même s’ils nous qualifient gentiment d’utilisateurs. Plus un groupe à d’utilisateurs, plus il est puissant. C’est aussi simple que cela. Sans compter que nous les utilisateurs sommes de surcroît des fournisseurs de matières premières des groupes de l’Internet, en mettant gratuitement nos données à leur disposition. Nous n’utilisons pas les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les apps. Ce sont eux qui nous utilisent. En aspirant nos données, en les enregistrant, en les associant, en les analysant et en les revendant. C’est donc bien une nouvelle forme de pouvoir de marché et donc de concurrence.