Pandémie: quelles leçons pour la politique de stabilisation?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

4 minutes de lecture

Un nouveau consensus fiscal a émergé de la crise du COVID. Il repose sur le rôle prééminent de la politique budgétaire et sur l’absence de limites posées sur l’endettement public.

Le débat macroéconomique a été bouleversé par la crise du COVID. Dans la décennie avant le coronavirus, la crainte dominante était la déflation, voire la stagnation séculaire, tant l’outil fiscal semblait bridé à tout jamais. Or qu’a-t-on vu depuis deux ans? Des déficits records causant une «reprise en V» génératrice de forte inflation à cause des perturbations de la logistique mondiale. La politique budgétaire a démontré son efficacité en temps de crise. L’activisme budgétaire sera-t-il encore de saison même par temps calme? 

Retour en grâce de l’activisme budgétaire 

Avec la pandémie, on a assisté à la plus grande relance budgétaire jamais réalisée en temps de paix et à une intervention massive des banques centrales pour empêcher tout incident majeur de crédit. S’il y a des fragilités dans la reprise en cours, ce n’est pas dû à une insuffisance de la demande, mais aux contraintes bridant la production. L’inflation est trop haute au regard des cibles des banques centrales, au moins de manière transitoire. Ceux qui défendaient la thèse d’une stagnation séculaire redoutent qu’on ait mis l’économie en surchauffe. D’autres prédisent un nouveau régime de stagflation. C’est dire la difficulté de décrire le régime économique post-COVID. Même s’il a des traits communs aux expériences du passé, il est probable qu’il s’en écartera sur de nombreux autres points. La pandémie est en effet un choc hybride, qui a combiné un choc négatif d’offre (comme dans les années 1970) et un choc négatif de demande (comme après la crise financière de 2008). Le choc de demande s’est corrigé en quelques mois. Il n’y a pas de raison d’attendre les mêmes conséquences que ces deux précédents chocs globaux. 

Combiner un choc d’offre et un choc de demande, ouvre un vaste univers des possibles pour le monde post-COVID.

Dans les deux cas cités, la crise avait entraîné une hausse forte et durable du chômage, associée, dans le premier cas, à un dérapage de l’inflation, et dans le second à des forces déflationnistes. Combiner un choc d’offre (lentement réversible) et un choc de demande, (déjà inversé) ouvre un vaste univers des possibles pour le monde post-COVID. 

De surcroît, la réaction de politique économique a été d’une ampleur et rapidité inégalées, évitant de fragiliser les bilans des ménages, des entreprises et des banques. De ce fait, on peut présumer que la crise sanitaire laissera moins de «cicatrices» que les chocs passés sur le système économique, en particulier, sur le marché du travail. 

A ce stade avancé mais incomplet de la reprise, deux modifications lourdes de conséquence se dessinent déjà, l’une touchant le système productif, l’autre la politique économique (stabilisation de la demande). 

La politique budgétaire, outil principal de stabilisation du cycle économique

Après la crise de 2008, l’austérité budgétaire avait bonne presse chez de nombreux responsables politiques et économistes car elle était vue comme un moyen de rétablir la confiance des agents (assainissement des finances publiques) et comme un aiguillon des réformes structurelles. Comme les besoins de relance étaient malgré tout présents, cela a reporté cette mission vers les banques centrales. En Europe, pour compenser le fait que la politique budgétaire était trop restrictive à partir de 2011, la BCE a ainsi été amenée à chercher de nouveaux modes d’assouplissement, certains assez problématiques (taux négatifs). Avec le recul, il est clair que la recherche d’une réduction rapide des déficits publics a affaibli ou retardé la reprise, provoquant même un double dip en zone euro. Le FMI, on s’en souvient, avait publié un mea culpa retentissant à ce sujet, reconnaissant des erreurs dans l’estimation des multiplicateurs fiscaux. 

Face à la soudaineté et la violence du choc de la pandémie et du Grand Confinement, la réaction de politique économique a consisté à activer le plus vite possible, non seulement tous les outils monétaires expérimentés après 2008 (politique de taux zéro/négatif, larges programmes d’achats d’actifs), mais aussi de creuser les déficits dans des proportions pouvant compenser le choc imposé au secteur privé. Cela allait bien au-delà de la simple stabilisation automatique. Les montants en jeu n’avaient jamais été atteints en temps de paix. Aux Etats-Unis, cas extrême, le déficit du budget fédéral a dépassé 15% du PIB sur FY2020, et approchera 13% sur FY 2021. Pour financer de tels déficits, il n’y a pas d’autre moyen en situation de crise que d’accroître la dette publique – quitte à escompter, une fois la reprise venue, que le surcroît d’activité et de recettes contribuera à assainir les comptes. Dans la pandémie, le ratio de dette publique/PIB a fait un bond de près de 20 points de PIB en moyenne dans les pays développés. Il y avait eu une hausse similaire après la crise financière. Toutefois, les contributions à cette hausse étaient différentes dans les deux épisodes. Après 2008, le surcroît de dette publique correspondait en majeure partie de la baisse du PIB et des recettes fiscales (les deux facteurs étant liés). Après 2020, sur la base des projections de la Commission européenne, on peut estimer que la hausse de la dette traduit surtout une augmentation des dépenses publiques.

L’efficacité des dépenses et la soutenabilité de la dette

Les transferts gouvernementaux à destination des salariés placés en inactivité forcée (Europe), des chômeurs (Etats-Unis) et des entreprises (aides directes, moratoires) ont stabilisé le revenu du secteur privé et protégé les bilans. Lors de la mise en place de ces mesures d’urgence, toutefois, une critique souvent exprimée était que cela allait zombifier l’emploi et le système productif puisqu’on suspendait l’ajustement darwinien inhérent au capitalisme (destruction créatrice). Autrement dit, les aides présentes risquaient d’handicaper la reprise future. Pour l’instant, il n’y a pas d’éléments probants pour étayer cette vue, plutôt le contraire. La stabilisation rapide du revenu a permis une reprise vigoureuse de la demande générant de fortes intentions d’embauche et d’investissement. La politique budgétaire ayant montré son efficacité pour sortir de récession, il est tentant de lui prêter de grands mérites pour transformer l’économie face aux défis environnementaux et digitaux. Dans le prochain débat sur la refonte des règles budgétaires européennes, il est ainsi possible que les dépenses d’investissement aient un statut particulier dans l’examen de la situation des finances publiques. En fait, c’est une vue de simple bon sens qui distingue entre les dépenses productives (dans les infrastructures, le système éducatif) et les dépenses improductives (dépenses courantes de fonctionnement). 

Les marges de manœuvre de la politique budgétaire d’un pays ne se mesurent pas uniquement à l’aune de son stock de dette.

Il n’y a pas de seuil critique invariant et universel du ratio dette publique/PIB tel qu’on puisse dire que la trajectoire est soutenable en-deçà et dangereuse au-delà. La crise financière de 2008 avait montré les limites de ce critère. La crise pandémique n’a fait qu’enfoncer le clou. Les marges de manœuvre de la politique budgétaire d’un pays ne se mesurent pas uniquement à l’aune de son stock de dette. Dans le cas d’un Etat, agent ayant un horizon infini, un meilleur critère de jugement est la part des recettes fiscales consacrée au service de la dette. Si un surcroît de dette s’accompagne d’une baisse des taux d’emprunt, cette part peut baisser comme on l’a vu récemment. 

Il va sans dire que ce résultat doit beaucoup à la pression que la politique monétaire a exercé sur le niveau des taux longs, soit de manière directe en absorbant une partie des titres publics émis, soit de manière indirecte en ayant un taux directeur nul ou négatif. En régime de taux bas, la frontière entre politiques budgétaire et monétaire est difficile à tracer. Cette situation soulève un risque de subordination de la banque centrale vis-à-vis du gouvernement (dominance fiscale, perte d’indépendance) mais la preuve est faite que, sous réserve d’une «coopération» entre ces deux acteurs, l’efficacité de la politique de stabilisation en temps de crise est renforcée. 

A partir de ce constat se dessine un nouveau «consensus fiscal» applicable en dehors du temps de crise. Il repose sur deux piliers principaux: primo, un rôle prééminent à la politique budgétaire en vue de promouvoir les mutations structurelles de moyen terme et, secundo, l’absence de limites posées a priori sur l’endettement public (puisque dans un régime de taux bas, une dette plus élevée reste soutenable). Ce nouveau consensus fiscal est-il durable? La sortie de la situation d’urgence pandémique, ne nous leurrons pas, redonnera de la vigueur aux idées d’avant la crise hostiles par principe aux déficits et à la dette publique. Le débat sur la refonte des règles budgétaires en Europe à partir de 2022 sera ici un test intéressant. Récemment, certains pays dits «frugaux» (Autriche, Danemark, pays baltes) ont prôné une application stricte du Pacte de stabilité existant. Cette position maximaliste a peu de chances de prévaloir, mais elle rappelle qu’après deux années de creusement historique des déficits, les finances publiques réclament un assainissement. En théorie, il est souhaitable de l’obtenir en stimulant la croissance future plutôt qu’en restreignant la politique budgétaire. L’avenir jugera.

A lire aussi...