Outil inadapté – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Bien que les banques centrales et les marchés des capitaux ne se laissent pas ébranler, les enjeux sont importants

Les hausses de prix à l’échelle internationale suscitent des sentiments contradictoires chez les investisseurs. Bien que les banques centrales et les marchés des capitaux ne se laissent pas ébranler, les enjeux sont importants. Si l’inflation se révèle uniquement cyclique, les cours boursiers sont susceptibles de poursuivre leur progression plus longtemps. Mais si elle est d’une autre nature, elle pourrait affecter tous les marchés: obligations, actions et immobilier. Néanmoins, en y regardant de plus près, on observe que l’outil de la politique monétaire s’adapte à l’évolution actuelle des prix comme une clé à molette à une serrure de porte. Pourtant, étant donné que les marchés mondiaux des biens, des capitaux et du travail affichent encore un déséquilibre dynamique, nous voyons des opportunités à différents niveaux en termes d’investissements. Nous exposons également les récentes décisions prises par le Comité de placement du Credit Suisse.

1. Inflation: pourquoi la politique monétaire n’est pas l’outil adapté actuellement

Le graphique 1 illustre les deux questions les plus fréquentes de nombreux investisseurs:

  1. Pourquoi les taux d’intérêt et les rendements ont-ils jusqu’à présent ignoré la hausse de l’inflation?
  2. «What’s next?» Les taux d’intérêt ne reflètent-ils qu’un calme trompeur avant la tempête?

Lors de sa dernière conférence de presse1, le président de la Réserve fédérale américaine, Jerome Powell, a expliqué pourquoi il ne voyait pas, pour l’instant, de risque d’inflation structurelle dans la flambée actuelle des prix. Nous partageons son point de vue, tant en ce qui concerne les États-Unis que l’Europe. Comme le renchérissement observé en ce moment est davantage imputable aux mesures de confinement et à la politique budgétaire expansionniste qu’à la politique monétaire, celle-ci ne dispose pas des outils adaptés pour y remédier. Il nous semble plus probable que l’inflation se résorbera d’elle-même, selon l’adage: «La hausse des prix est la meilleure protection contre la hausse des prix». Examinons de plus près les causes du renchérissement dans la zone euro.

Trois facteurs font grimper les prix actuellement

3,4% d’inflation dans la zone euro: c’est le pourcentage le plus élevé enregistré depuis treize ans. Mais ceux qui comparent la situation actuelle avec la spirale stagflationniste catastrophique des années 1970 négligent des différences considérables. Premièrement, tous les pays riches se trouvent dans une phase de haute conjoncture, sans le moindre signe de stagnation. Deuxièmement, nous observons une croissance presque inédite, accélérée par la pandémie, de la productivité et des marges. Or, les niveaux record de ces dernières permettent aux entreprises de compenser elles-mêmes la hausse des coûts de production.

Mais revenons aux causes actuelles de l’inflation. Comme l’a souligné la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, lors de sa récente conférence de presse2, trois facteurs sont déterminants pour la zone euro:

  1. L’inflation est imputable pour 50% environ aux prix de l’énergie, lesquels ont augmenté de 17,4% en moyenne.
  2. En outre, elle s’explique dans une large mesure par les problèmes d’approvisionnement rencontrés à l’échelle mondiale. Le renchérissement des semi-conducteurs et du transport des conteneurs en particulier a fait bondir les prix à l’importation dans la zone euro de quelque 16% par rapport à 2020.
  3. Enfin, l’inflation est attribuable à hauteur de 10% environ aux conséquences de la réduction temporaire de la TVA opérée en Allemagne en 2020, une mesure qui devait stimuler la consommation pendant les périodes de confinement. Et le fait que cette taxe ait été à nouveau relevée induit cette année une augmentation ponctuelle des prix.

Aucun de ces facteurs ne nous semble durable. J’ai déjà expliqué dans cette lettre d’information pourquoi la flambée des prix du gaz et de l’électricité devrait prendre fin au printemps au plus tard: du fait de ses faibles capacités de stockage, le gaz est sensible aux fluctuations de la demande liées aux conditions météorologiques. C'est d'ailleurs ce qu'impliquent les prix des futures. En effet, le gaz à livrer après avril 2022 se négocie à des cours nettement inférieurs à ceux du marché au comptant.

Par ailleurs, les prix des futures sur le transport des conteneurs («Baltic Dry Index») ainsi que les cours des actions des sociétés de logistique se sont également retrouvés sous pression récemment. Il semble que les marchés boursiers tablent sur la résolution de nombreux problèmes d’approvisionnement l’année prochaine. Est-ce que ce sera également le cas pour les semi-conducteurs? Probablement, puisque de nouvelles usines de grande taille sont actuellement en construction en Europe, en Asie et aux États-Unis. L’adage «La hausse des prix est la meilleure protection contre la hausse des prix» ne s’applique pas seulement aux «cycles du porc» déjà abordés en détail dans ma lettre d’information du 15 octobre.

La hausse des salaires à l’origine d’une situation gagnant-gagnant?

Les salaires sont en hausse dans tous les pays riches, États-Unis en tête, suivis par l’Europe. Outre-Atlantique, les ménages aux revenus faibles connaissent actuellement les plus fortes augmentations salariales (+5,8% contre +3,1% pour les revenus élevés) (voir le graphique 2).

Aux États-Unis, une entreprise sur deux déclare aujourd’hui éprouver des difficultés à recruter des employés qualifiés. Le marché du travail américain n’a jamais été aussi tendu qu’actuellement. L’Europe est elle aussi confrontée à une pénurie de personnel, notamment dans la construction, l’industrie, la restauration et la logistique. C’est ce que j’entends dire dans presque toutes mes conversations avec des entrepreneurs suisses.

Néanmoins, le niveau élevé et la croissance des marges bénéficiaires des entreprises neutralisent la crainte de voir s’installer une spirale inflationniste des prix et des salaires. L’augmentation de la productivité dans le monde est la variable déterminante à cet égard. Elle génère actuellement une situation «gagnant-gagnant» (également sur les marchés boursiers) dont profitent les travailleurs et l’économie, tout comme les actionnaires.

Relèvement des taux d’intérêt: inefficace contre la hausse de l’énergie ou du fret

Que devraient faire les banques centrales pour résoudre les problèmes posés par l’encombrement des terminaux portuaires de conteneurs, la flambée des prix du gaz ou la pénurie de semi-conducteurs? Elles n’ont aucun moyen d’y remédier, mais ce n’est pas non plus leur rôle. Dans le cas présent, il faudrait solliciter la politique économique, non monétaire. En effet, tout comme il n’est pas possible d’imprimer des semi-conducteurs dans les presses à billets, relever les taux d’intérêt ne servirait qu’à pénaliser l’industrie, la construction et la restauration, lesquelles souffrent déjà des pressions salariales.

Bien entendu, les banques centrales ont la possibilité de ralentir la conjoncture par des hausses de taux d’intérêt et même de déclencher une récession. Mais pourquoi le feraient-elles? Elles ne peuvent ni ne doivent régler l’économie avec précision. Relever les taux en réponse à la flambée actuelle des prix reviendrait à tenter de chasser le diable avec Belzébuth.

Si l’on y regarde de plus près, ce n’est pas la politique monétaire ni le faible niveau des taux d’intérêt mais les mesures de relance budgétaire et les restrictions de voyage qui ont déclenché le boom de consommation de biens physiques ainsi que les problèmes d’approvisionnement dans les pays riches. Comme le rappelait inlassablement le prix Nobel américain Milton Friedman, «l’inflation n’est pas toujours et partout un phénomène de politique monétaire».

Quand l’inflation deviendra-t-elle un phénomène de politique monétaire?

Bon nombre d’investisseurs restent néanmoins sceptiques, et c’est compréhensible, car l’Europe a connu un grand nombre d’hyperinflations, de bulles et de réformes monétaires depuis l’introduction progressive du papier-monnaie au XVIIIe siècle. En fait, toutes ces expériences traumatisantes liées aux spirales de l’endettement, à l’instabilité des budgets publics et au détournement des objectifs politiques ont résulté de l’approche monétaire.

En 1776 par exemple, l’aristocratie française a abusé de la planche à billets pour financer la Guerre d’indépendance américaine, ouvrant ainsi la voie à une dette souveraine abyssale, à des déficits publics impossibles à rembourser et à une misère économique qui a finalement conduit à la révolution.

L’Allemagne sous la république de Weimar (1923) et la Hongrie en 1945/46 ont tenté en vain de payer les réparations de la Première et de la Seconde Guerre mondiale en frappant de la monnaie. Mais comme leurs dettes étaient libellées en devises étrangères, plus leurs planches à billets tournaient, plus leurs monnaies respectives dévaluaient vite. En juillet 1923, un dollar américain valait un million de marks allemands et même 4200 milliards quatre mois plus tard. La Westphalie a frappé en urgence des pièces ayant une valeur nominale de 1000 milliards de marks chacune. En Hongrie, dont l’hyperinflation a même surpassé celle de l’Allemagne, les prix doublaient toutes les 15 heures lors du pic enregistré en 1946.

Dans un passé récent, le Zimbabwe, le Soudan du Sud et le Venezuela ont fait une expérience similaire lorsque leurs dirigeants ont recouru à la planche à billets pour régler leurs dettes.

Et aujourd’hui? Si l’inflation, comme nous le pensons, n’est pas un phénomène monétaire en Suisse, il en va autrement au Brésil, en Turquie et en Argentine, où ses taux de quelque 10, 20 et 50% par an ont été aggravés par des pertes de change de 30 et 40% face au dollar américain depuis le début de 2020. Le renchérissement n’y a pas été déclenché par une conjoncture exubérante, mais par un cercle vicieux classique, à savoir: déficits publics intenables, monétisation de la dette, politisation de la banque centrale et dévaluation de la monnaie.

Les pays riches et industrialisés pourraient-ils connaître le même sort? Cette crainte n’a rien de nouveau, car le passage d’une inflation cyclique à une inflation structurelle se fait souvent sans bruit. Rappelons brièvement les points essentiels:

  1. En temps normal, le taux d’endettement revêt moins d’importance que le service de la dette. Celui du Japon, par exemple, correspond à quelque 260% du PIB. Mais après plus de vingt ans de taux d’intérêt nuls, le monceau de dettes du pays, ou plutôt le service de sa dette semble aussi léger qu’une plume.
  2. En temps de crise en revanche, c’est le service de la dette qui prime sur tout. La situation n’est pas différente aujourd’hui de ce qu’elle a été par le passé. La Turquie, par exemple, n’est endettée qu’à hauteur de 37% environ de son PIB, mais son déficit public a explosé, car bon nombre de ses dettes sont libellées en dollar américain, la banque centrale se trouve sous la coupe des responsables politiques et la livre turque a récemment dévalué de 40%.
  3. En Europe et aux États-Unis, la situation ressemble beaucoup plus à celle du Japon qu’à celle de la Turquie. C’est ce que confirment les rendements des marchés des capitaux et les notations «investment grade». Actuellement, les investisseurs n’ont donc guère de raisons de redouter une inflation incontrôlable liée à la politique monétaire dans les pays riches.
  4. Pour la bonne forme, voici une liste non exhaustive des taux d’endettement public de divers pays: Japon 256%, Italie 155%, États-Unis 133%, Angleterre 105%, France 115%, Chine 66%, Allemagne 70%, Suisse 42%, Russie 18%.
2. «Whatever it takes»: les réformes de Draghi en Italie

Dans ce contexte, tournons notre regard vers l’Italie, la championne européenne de l’endettement. Pas plus tard que la semaine dernière, j’y ai rencontré plusieurs entrepreneurs performants. La grande confiance qu’ils manifestaient m’a étonné car, d’habitude, les chefs d’entreprise italiens sont avares en éloges à l’égard de leurs dirigeants politiques. Mais il se pourrait que le vent ait tourné. Le gouvernement de Mario Draghi, personnalité respectée par tous les partis et par la communauté internationale, semble capable d’imposer des réformes. En effet, ses diverses mesures sont bien accueillies: modernisation ciblée de l’administration, remaniement de l’appareil judiciaire, application de la législation fiscale, redressement du marché du travail, offensive en matière d’investissements et d’innovation. Certains chiffres témoignent déjà des changements opérés. L’économie italienne devrait donc enregistrer cette année une croissance de quelque 6,5%, la plus forte de la zone euro. Ce serait un véritable retournement de situation après une vingtaine d’années de baisse continue du revenu par habitant et de blocage des réformes. Après tout, aucun autre grand pays de l’UE n’a dû faire face à des vents contraires aussi persistants en ce qui concerne le revenu par habitant, le taux de natalité, l’émigration et l’évolution du marché de l’emploi. Néanmoins, le retour des expatriés, notamment en provenance d’Angleterre (Brexit) bien sûr, a déjà commencé pendant les périodes de confinement.

L’activité d’investissement, qui périclitait depuis des décennies, s’est soudainement redressée à près de 16%, ce qui constitue déjà un petit exploit. Et davantage de capitaux attendent. Dès cette année, l’Italie est susceptible de se tailler la part du lion du fonds de relance de l’UE, 191 milliards d’euros pouvant être mobilisés pour les programmes d’investissement européens à condition qu’elle s’engage, de manière contraignante, à adopter un plan de réformes portant sur 51 points. Cet exemple montre que ce qui est avantageux pour l’Italie l’est aussi pour l’Europe.

Les banques italiennes voient également leurs provisions pour pertes sur crédit baisser. La consommation privée, qui s’était contractée de 11% l’année dernière, devrait augmenter de 5% en 2021. De même, les exportations du pays, en repli de quelque 14,5% en 2020, vont probablement progresser de 12% environ cette année. Et le football italien semble encore enivré par sa victoire sur l’Angleterre en finale du championnat d’Europe au stade de Wembley à Londres le 11 juillet dernier.

Tous ces signes positifs m’ont également été confirmés personnellement par des entrepreneurs italiens actifs notamment dans la restauration, l’industrie, la mode et l’édition. Or, il est bien connu que la psychologie revêt une grande importance, et pas seulement en football.

3. Récentes décisions du Comité de placement du Credit Suisse

Alors que le succès de notre récente surpondération des actions a dépassé nos attentes les plus élevées, nous nous sommes posé la question fondamentale formulée en 1981 par le groupe de rock anglais The Clash dans son tube «Should I stay or should I go?» (dois-je rester ou dois-je partir?).

Même si nous nous attendons à ce que les actions dégagent des rendements moins spectaculaires en 2022, nous maintenons une légère surpondération de cette classe d’actifs. Bien que certains marchés soient en surchauffe et que la crise immobilière en Chine puisse s’accentuer avant de se résorber, nous observons globalement que nos Supertrends et secteurs cycliques favoris, surtout en Europe, affichent une forte croissance bénéficiaire et des primes de risque attrayantes, tandis que les investisseurs disposent de grands volumes de liquidités. En outre, nous pensons que les banques centrales ne déstabiliseront pas les marchés avant la fin de l’année. Est-ce que nous opérerions des achats supplémentaires aux cours actuels? Peut-être pas. Il serait logique que les marchés boursiers opèrent une correction après le rallye du mois dernier, mais notre positionnement actuel nous semble prudent. En outre, notre principe de rigueur et notre processus de placement, très importants à nos yeux, nous incitent également à éviter des remaniements rapides.

 

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