De 100 à zéro en 30 ans – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Des thèmes tels que la mobilité intelligente, la numérisation et la technologie au service de l’être humain arrivent sur le devant de la scène.

Le 26e sommet des Nations Unies sur le climat, qui se tiendra à Glasgow dans quelques jours, posera les jalons de la plus grande restructuration économique de l’histoire, en Europe également. La route jusqu’à l’objectif zéro, c’est-à-dire l’ambition de l’UE d’atteindre zéro émission nette de CO2, implique-t-elle un déclin rapide ou un essor durable de l’économie? Quoi qu’il en soit, la décarbonation offre de nouvelles opportunités aux investisseurs. Des thèmes tels que la mobilité intelligente, la numérisation et la technologie au service de l’être humain arrivent sur le devant de la scène.

1. La route jusqu’à l’altitude zéro: du col des Apennins à la Méditerranée en un jour

Je suis de retour d’une grande randonnée à vélo sous un ciel ensoleillé. En famille, nous avons franchi quelques-uns des plus hauts cols des Apennins avant de parcourir tranquillement les routes entre Pise, Florence et Parme. Le parc national italien, qui culmine à plus de 2000 mètres entre la mer de Toscane et la plaine d’Émilie-Romagne, est un joyau fortement épargné par le tourisme. Doté d’un climat doux, il offre, tel un jardin botanique, un spectacle de crêtes montagneuses abruptes, de cascades, de forêts denses de hêtres et de châtaigniers, parsemé çà et là de vieux hameaux et de châteaux. Ses routes de montagne bien agencées et presque dépourvues de circulation font battre plus vite le cœur de tout «ciclista». Partis de notre auberge située au niveau du col et baignée de brume matinale, nous avons apprécié chaque instant du trajet qui nous a menés à la scintillante mer Méditerranée, à «zéro» mètre d’altitude. Même si la métaphore n’est pas vraiment adaptée (nous y reviendrons plus tard), je me suis demandé si cette rapide descente à vélo pouvait représenter de manière imagée l’hasardeuse route vers l’objectif de zéro émission nette que veulent suivre l’UE et la 26e Conférence des Nations Unies sur le climat (COP 26) à Glasgow (voir le graphique 1).

2. Pose d’importants jalons: le «Green Deal» européen change le monde

Cette semaine, Franziska Fischer et Neville Hill du Crédit Suisse ont publié une excellente étude sur les coûts, les opportunités et les défis du «Green Deal européen»1. Je souhaite vous en présenter ici quelques aspects intéressants.

Neutralité climatique et croissance

Les objectifs de l’UE en matière de réduction des émissions de CO2 sont ambitieux, mais pas irréalistes. D’ici à 2050, l’Europe veut devenir le premier continent climatiquement neutre du monde. Pour y parvenir, elle devra opérer la plus grande transformation économique de son histoire. Mais l’analyse des défis et des potentiels réalisée par Franziska Fischer et Neville Hill met en évidence que certains avantages compétitifs stratégiques lui permettront de parcourir sa «route vers l’objectif de zéro émission nette» sans subir de pertes macroéconomiques. Premièrement, l’UE possède déjà le marché des certificats d’émission de CO2 le plus important et le plus éprouvé. Deuxièmement, elle occupe une position de premier plan dans le domaine en pleine expansion des énergies renouvelables. Troisièmement, du fait de sa puissance économique mondiale, elle exerce sur la politique climatique une influence qui dépasse de loin son importance géopolitique. Si l’on compare les coûts attendus de la décarbonation avec les importantes augmentations des recettes publiques provenant des impôts et des prix du carbone, on observe que le rapport est plutôt équilibré.

Différences nationales

Néanmoins, si les prescriptions de l’UE concernant le «Green Deal» sont fixées de manière centralisée, leur mise en œuvre relève de la compétence des États membres. Et c’est précisément là, à leur niveau, que la réduction de l’intensité carbone de l’économie et donc les intérêts politiques divergent sensiblement.

En Allemagne, par exemple, où l’utilisation des énergies éolienne et solaire est encouragée depuis les années 1990 déjà, l’intensité carbone de l’économie est nettement inférieure à celle d’États membres plus pauvres tels que la République tchèque, la Pologne, la Slovénie, la Grèce ou la Bulgarie. Ces écarts ont généralement des raisons structurelles. D’une part, les pays pauvres ne peuvent souvent pas s’offrir de l’énergie «propre» s’ils veulent maintenir la compétitivité de leurs produits. D’autre part, les entreprises des pays riches ayant des réglementations plus strictes en matière d’émissions délocalisent souvent leurs unités de production à forte intensité carbone dans des pays où la politique concernant le CO2 est relativement plus laxiste. Ce phénomène est particulièrement manifeste en Chine. Depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, la République populaire est devenue le principal pays de fabrication de produits finis à forte intensité carbone. Initialement, la délocalisation de la production en Chine avait été principalement motivée par le faible coût de la main-d’œuvre. Désormais néanmoins, il faudra éviter qu’elle se fonde sur une logique de baisse des coûts liés au CO2. Cet «arbitrage transfrontalier des coûts des émissions» recèle des pièges dont l’UE devra venir à bout. Si elle n’y parvient pas, elle restera non seulement le premier mais aussi le seul continent à entreprendre sérieusement la décarbonation de l’économie.

Il y a un point positif: grâce à sa puissance économique, l’UE occupe une position de poids dans les négociations internationales à ce sujet. En effet, comme le montrent mes collègues Franziska Fischer et Neville Hill, elle constitue un important marché d’exportation pour des pays de production à forte intensité carbone tels que la Chine, la Russie et la Turquie (voir le graphique 2).

Grands écarts entre les secteurs

Outre les différences nationales en matière de baisse de l’intensité carbone, on observe aussi d’importants écarts entre les secteurs au sein de l’UE. Bon nombre de ces derniers, mais pas tous, ont réussi à réduire leurs émissions de CO2 ces dernières années (voir le graphique 3).

Si l’intensité carbone dans le domaine des transports n’a pas vraiment changé au cours des vingt dernières années, elle a baissé dans une certaine mesure dans l’industrie, les services, les zones d’habitation et l’agriculture. En revanche, elle a considérablement augmenté dans les secteurs de la construction et de l’exploitation minière.

Ces phénomènes s’expliquent en grande partie par l’évolution du mix électrique au sein de l’UE. Bien que la Chine investisse désormais plus que tout autre pays dans sa transition énergétique, elle reste loin derrière l’UE en termes d’empreinte carbone, car elle a amorcé relativement tard cette transition, mais elle redouble d’efforts à présent. Étant donné l’énorme taille de son industrie et le fait qu’elle produise près de 60% de son électricité à partir du charbon, il est logique que ses émissions de CO2 liées à cette production aient considérablement augmenté en chiffres absolus (voir le graphique 4). Comme nous l’avons déjà dit, ce phénomène s’explique notamment par le fait que l’Europe et les États-Unis aient délocalisé leur fabrication de biens en Extrême-Orient.

Le bâton et la carotte

L’UE peut-elle réaliser son ambitieux objectif climatique d’ici à 2050 sans laisser certains secteurs ou pays membres à la traîne sur le plan économique et sans se contenter de déplacer ses émissions de CO2 à l’étranger? On se demande comment elle parviendra à accomplir cette tâche herculéenne.

Il semble qu’elle doive développer de manière différenciée son «cap and trade», un système leader dans le monde, et prendre des mesures de compensation socio-économiques. Certes, l’introduction de son système d’échange de quotas d’émission (SEQE-UE) complet et ciblé résulte d’un mélange de complexité intellectuelle et de marchandage politique. Mais plus de dix ans d’expérience pratique donnent à l’UE une avance précieuse dans ce domaine, car les avantages l’emportent désormais sur les déconvenues initiales. Le SEQE-UE est un mécanisme d’économie de marché efficace pour réaliser la transition énergétique dans le secteur privé. Il favorise l’innovation, l’efficience et la substitution grâce à un principe simple et évolutif. Dans un premier temps, l’UE fixe annuellement son niveau d’émission maximal. Ce quota est ensuite réparti entre les pays membres, qui proposent les certificats d’émission de CO2 à leur secteur privé respectif dans le cadre de ventes aux enchères. Les entreprises qui ont besoin d’un quota d’émissions supérieur doivent acheter davantage de certificats sur ce marché. Ce processus itératif permet d’abaisser progressivement les plafonds d’émission sans interférer avec les décisions entrepreneuriales de l’économie.

Le potentiel de croissance de ce marché prospère est évident. Les recettes publiques issues de ces ventes aux enchères ont fortement augmenté ces dernières années, une évolution qui réjouit sans conteste tous les ministères des finances. Et elles n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements en comparaison d’autres sources de revenu. Depuis le début de l’année, la vente de certificats d’émission a injecté 19 milliards d’euros supplémentaires dans les caisses des États membres de l’UE, ce qui ne correspond qu’à 0,1% de la puissance économique de ces derniers, tandis que les impôts sur le revenu et la fortune en constituent 12,6% en moyenne. Néanmoins, la plupart des émissions de CO2 de l’UE ne sont pas encore couvertes par le système de certificats. Seules la production d’électricité et l’industrie lourde y sont soumises à ce jour. Mais à l’avenir, les émissions des transports, des bâtiments, de la construction, de l’agriculture et de bien d’autres secteurs seront limitées elles aussi. La somme des recettes tirées de l’expansion horizontale des branches soumises au SEQE-UE et des augmentations attendues du prix des certificats d’émission (voir le graphique 5) fait déjà battre plus fort le cœur de nombreux ministres de l’environnement et des finances, même si la majeure partie de ces rentrées d’argent est d’ores et déjà réservée aux paiements compensatoires. Une association de bâton et de carotte!

Sommet de l’ONU sur le climat et crise de l’électricité: une opportunité

De nombreux investisseurs se demandent si la flambée actuelle des prix du gaz, du charbon et du pétrole - également qualifiée par certains de «greenflation» – ralentit ou accélère la transition énergétique. Les deux hypothèses sont étayées par de solides arguments, mais nous penchons plutôt pour une accélération.

Il y a là également un rapport avec la COP 262 qui commence après-demain à Glasgow, en Écosse. Celle-ci s’inscrit dans la droite ligne du sommet de Paris, un événement déjà historique. Plusieurs dizaines de milliers de négociateurs, représentants de gouvernements et d’entreprises de presque tous les pays du monde se réuniront pendant douze jours pour évaluer les progrès et les défaillances des efforts mondiaux déployés depuis l’accord de Paris pour lutter contre le changement climatique et fixer des priorités pour les années à venir. Le gouvernement britannique, en tant qu’hôte de la manifestation, veut tout mettre en œuvre pour que la pertinence de la politique climatique définie à Glasgow surpasse celle du sommet de Paris. De vieilles rivalités se réveillent-elles?

Quoi qu’il en soit, ce grand événement projette déjà son ombre. Est-ce une coïncidence si l’Arabie saoudite et l’Australie ont annoncé, cette semaine, leur intention de devenir climatiquement neutres d’ici à 2060 et 2050 respectivement? Certainement pas. L’indice S&P Clean Energy vient de faire des bonds alors qu’il était malmené par la hausse des prix du pétrole depuis le début de l’année. Il pourrait tout à fait voir les cours de ses titres progresser après la période de faiblesse traversée depuis janvier. En effet, au vu du capital politique déjà investi dans la transition énergétique, la crise actuelle de l’électricité et le sommet sur le climat devraient apporter un soutien supplémentaire (tout au moins verbal) à la décarbonation de l’économie mondiale. Dans l’intervalle, les pays riches vont probablement faire miroiter des paiements compensatoires aux États les plus touchés par la hausse des prix de l’électricité et redoubler d’efforts pour en produire sans émissions de CO2.

3. Placements durables: gagnants et perdants de la décarbonation

Les placements dans le Supertrend «Vers une économie sans émissions de carbone» devraient compter parmi les plus prometteurs ces prochaines années. Mais il faut se garder de tirer des conclusions trop simplistes. Tout le monde sait que la part des énergies solaire, éolienne et hydroélectrique dans la production d’électricité augmente. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les fabricants de systèmes photovoltaïques proposeront toujours les installations les plus avantageuses. En effet, les grands gagnants de la ruée vers l’or n’étaient pas les prospecteurs, mais les fournisseurs de pelles et d’équipements.

Une chose semble certaine: la transition énergétique devrait être à l’origine de l’une des plus grandes mobilisations de capitaux des années 2020. Ce sont surtout les entreprises innovantes dotées d’une équipe de direction expérimentée, de brevets utiles et d’un pouvoir de fixation des prix qui sont susceptibles d’offrir les meilleures opportunités en termes d’investissements. Mon collègue Jens Zimmermann énumère des titres particulièrement intéressants à cet égard dans sa récente étude sur la COP 263. Toutefois, ceux qui accordent de l’importance à une gestion active préféreront peut-être des fonds thématiques aux actions individuelles.

En revanche, les entreprises fortement émettrices de CO2 risquent de se retrouver du côté des perdants, car l’extension du SEQE-UE aux secteurs des transports, de la construction et du logement va probablement rogner les ailes des titres de certaines de ces sociétés. Néanmoins, en raison de l’effet de second tour, cette évolution pourrait stimuler les cours des actions grâce à des fusions et à des regroupements sectoriels.

Il est également probable que les banques commerciales et les compagnies d’assurances-choses profiteront elles aussi de la plus forte mobilisation de capitaux de notre décennie. Avec la transition énergétique, des thèmes tels que la «mobilité intelligente» et la «numérisation» sont propulsés sur le devant de la scène, tout comme la «technologie au service de l’être humain». En effet, tant que l’énergie la moins chère sera l’énergie économisée, les capteurs modernes, l’intelligence artificielle et l’Internet des objets offriront de nombreuses possibilités de réaliser des économies ainsi que des opportunités d’investissement.

Parmi les perdants de la transition énergétique figurera probablement son bénéficiaire temporaire actuel: l’inflation. La flambée des prix de l’électricité observée partout sur le globe va probablement disparaître aussi vite qu’elle est apparue, ce qui pourrait stimuler les marchés boursiers mondiaux. Nous maintenons la surpondération des actions dans notre allocation stratégique, notamment en Europe.

 

1 Si vous vous intéressez à des études du Credit Suisse telles que celle-ci, veuillez vous adresser à votre conseiller.
3 Si vous vous intéressez à des études du Credit Suisse telles que celle-ci, veuillez vous adresser à votre conseiller.

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