Gratitude pour les récoltes – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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L’automne permet de faire la synthèse de 2021 sur les marchés boursiers: l’année a été bonne. Il est peut-être temps de procéder à une première rétrospective et d’envisager l’avenir avec optimisme.

En automne, nombreux sont ceux qui, fidèles aux traditions, célèbrent la fin des récoltes en manifestant leur gratitude lorsqu’elles sont abondantes. Les investisseurs peuvent se réjouir eux aussi, car les marchés boursiers leur ont apporté une riche moisson en 2021. Nous analysons le pourquoi de cette évolution et découvrons des bénéficiaires inattendus. Mais ce tableau est assombri par des inquiétudes. La flambée des tarifs du gaz en Europe, par exemple, ravive les craintes inflationnistes après la hausse tout aussi spectaculaire des prix du fret, des matériaux de construction ou des semi-conducteurs. Nous étudions ce phénomène et montrons quels secteurs peuvent envisager une progression des bénéfices supérieure à la moyenne en cas d’élévation de l’inflation.

1. Évolution inattendue: une bonne année

En automne, la nature nous comble de ses richesses. J’aime cette saison avec ses rayons de soleil dorés et sa luminosité si particulière au petit matin, lorsque j’achète mes fruits et mes légumes au marché. C’est l’époque des récoltes, et dans bien des pays, les gens sont reconnaissants pour le bon rendement de la terre. Les fêtes des moissons (comme celle de dimanche) existaient bien avant l’avènement du christianisme. Souccot, la fête juive des Tabernacles, vient de s’achever. Elle commémore l’exode du peuple d’Israël quittant l’Égypte (Ancien Testament) et trouve également ses racines dans une ancienne tradition paysanne de remerciement pour les récoltes. Quoi qu’il en soit, l’automne permet de faire la synthèse de 2021 sur les marchés boursiers: l’année a été bonne. Il est peut-être temps de procéder à une première rétrospective et d’envisager l’avenir avec optimisme.

Personne ne s’y attendait

Une chose est certaine, pratiquement personne n’a vu venir l’année boursière 2021 telle qu’elle se concrétise à présent. En d’autres termes, et c’est bien là le point positif, les attentes de la plupart des investisseurs à son égard étaient inférieures à ce qu’elle leur a apporté. Ils avaient mis à couvert leurs liquidités sur les marchés monétaires et obligataires pour pouvoir les investir ultérieurement à des cours plus avantageux. Le temps a passé, et ils les placeront peut-être en 2022. Cette évolution illustre d’ailleurs l’efficacité de l’information sur les marchés financiers. Il n’est en effet pas possible de prédire quelle sera l’efficience de ces derniers. Comme ils tiennent déjà compte de toutes les informations disponibles, ils suivent, pour s’exprimer en termes mathématiques, un «processus aléatoire», comme l’évoque le célèbre livre intitulé «A Random Walk Down Wall Street».

Et cette situation ne va pas changer, même si, vers la fin de l’année, certains prétendront avoir prédit exactement ce qui est arrivé... En revanche, ce qu’il ressort de mes nombreux entretiens avec des investisseurs, c’est que la plupart d’entre eux n’en croient pas leurs yeux. Et c’est précisément cela qui donne encore du souffle à la hausse. En effet, presque personne n’est totalement investi. Exemple: depuis le début de l’année, les volumes de nouveaux capitaux placés dans les obligations sont 17 fois supérieurs à ceux qui ont été investis dans les actions (sic). D’ailleurs, ce phénomène est le plus marqué en Europe, où les primes de risque des actions s’établissent actuellement à 6,6% en moyenne. Il semble presque paradoxal que les marchés boursiers soient toujours aussi attrayants après l’impressionnant rallye de l’année dernière. La raison? En 2021, l’économie réelle et les bénéfices des entreprises se sont encore mieux comportés que les marchés boursiers, tandis que les rendements obligataires n’ont cessé de reculer.

Et cette configuration inhabituelle est peut-être la principale raison pour laquelle les actions pourraient rester la classe d’actifs la plus attrayante en 2022. Voici quelques explications à ce sujet.

Tendance haussière de la productivité

Pour la première fois depuis le début de ce millénaire, les entreprises affichent une forte augmentation de leur productivité. Leurs marges bénéficiaires en Europe et aux États-Unis n’ont jamais été aussi importantes. Face à la pandémie, leurs dirigeants ont tout mis en œuvre pour réduire les coûts et stabiliser les ventes. Le résultat? Un redressement spectaculaire de la productivité mondiale. Alors qu’elle s’inscrivait dans une tendance baissière depuis le début du siècle, elle a désormais augmenté de manière significative presque partout. Cette évolution va-t-elle se poursuivre? Les entrepreneurs avec qui je parle le confirment, car beaucoup de choses ne sont même pas prises en compte dans les chiffres actuels, notamment les multiples avantages résultant de la numérisation généralisée des étapes de processus. Il suffit de penser à Zoom, au télétravail, à l’impression 3D ou aux nouvelles boutiques en ligne. Et la somme des nombreuses petites améliorations devrait continuer à stimuler la productivité en 2022 (graphique 1).

L’importance des marges compense les augmentations de prix

La hausse de la productivité pourrait même induire une dynamique de croissance positive. Grâce à elle en effet, les entreprises n’ont pas besoin de répercuter sur les consommateurs l’élévation des coûts de production (liée par exemple aux prix du fret, de l’énergie, des matières premières ou aux salaires), de sorte que le revenu par habitant augmente plus rapidement que l’inflation. Et comme la progression des revenus stimule la consommation, il en résulte une dynamique de croissance positive. De nombreux entrepreneurs me le confirment également dans le cadre de nos entretiens. Les salaires suivent actuellement une courbe ascendante, en particulier dans le tourisme et la restauration. Le redressement de ces secteurs a permis aux entreprises survivantes de connaître une année étonnamment bonne en dépit de la hausse des rémunérations. Aux États-Unis, certains grands employeurs tels qu’Amazon, FedEx, Walmart ou McDonald’s ont récemment relevé volontairement leur salaire minimum. Au vu des bénéfices record, qui profitent principalement aux actionnaires et aux dirigeants des entreprises mais peu à la main-d’oeuvre faiblement rémunérée, ce relèvement est probablement une tentative précipitée d’équilibrer les intérêts.

Qu’est-ce qui stimule le plus: l’industrie ou le secteur des logiciels?

Il est tout à fait possible que la numérisation et le câblage du monde entier donnent un coup de fouet à la «vieille économie». En effet, la conjugaison historiquement inhabituelle de capitaux bon marché avec des progrès technologiques rapides dope les investissements dans les capacités et les infrastructures. Il y a un point souvent sous-estimé en ce qui concerne ces derniers: aujourd’hui encore, leur ratio entre l’«industrie» et les «logiciels» est généralement de 60/40. Tant que les responsables politiques honoreront leurs annonces d’investissements, bien d’autres capitaux afflueront dans les années à venir, notamment dans l’entreprise herculéenne consistant à renouveler les infrastructures mondiales et à lutter contre le changement climatique. Le renouvellement et l’automatisation des infrastructures de production revêtent également une grande priorité au sein du secteur privé. Le graphique 2 montre que le génie mécanique est en plein essor. Ses taux de croissance éclipsent même ceux de la construction, laquelle connaît également un boom. Ce sont là quelques facettes de la Supertrend «Infrastructure». Le câblage du globe devrait se poursuivre encore longtemps. Par ailleurs, certains «champions du monde» en Europe profitent grandement de cette évolution actuellement.

Supertrends: les places boursières européennes ont le vent en poupe

Le fait que les investisseurs internationaux retirent leurs capitaux d’Europe depuis plusieurs années est peut-être révélateur de l’image du vieux continent dans le monde. Mais c’est précisément cette évolution qui pourrait ouvrir la voie à des opportunités particulièrement intéressantes en 2022. Étudions-en quelques aspects:

  1. Niveau élevé des primes de risque des actions: elles s’établissent actuellement en Europe à 6,6% au-dessus de la moyenne historique depuis 1998 et au-dessus des primes des titres américains.
  2. Bénéficiaires de la transition énergétique: alors qu’en ce moment l’Europe déplore la hausse du prix de l’électricité, nous attirons l’attention des investisseurs sur le fait que de nombreuses entreprises en Suisse notamment (dans le secteur des services publics, de l’ingénierie électrique ou de l’automatisation des bâtiments par exemple) comptent parmi les bénéficiaires mondiaux de la transition énergétique, un peu cahoteuse actuellement.
  3. Solides perspectives de croissance: nous anticipons une croissance économique de 4,2% dans la zone euro en 2022, un pourcentage supérieur à ce que prévoit le consensus des marchés.
  4. Politique budgétaire dynamique: actuellement, c’est l’Europe qui apporte le plus grand soutien budgétaire, tant au niveau national que supranational.
  5. Niveau record de liquidités excédentaires: en dehors de la Banque nationale suisse (BNS), la Banque centrale européenne (BCE) est celle qui mène la politique monétaire la plus expansionniste au monde, et elle devrait la poursuivre en 2022 du fait de son «objectif d’inflation symétrique», ce qui finira par faire augmenter aussi la valeur des actifs.
  6. Sousinvestis: depuis 2018, les investisseurs internationaux ont retiré au total plus de 150 milliards d’euros de la zone euro, un phénomène favorable pour un rebond des marchés boursiers européens.
  7. Taux d’épargne record: s’établissant à quelque 1460 milliards d’euros, l’épargne des ménages de la zone euro a augmenté de 508 milliards en 2020 par rapport à 2019 (avant le début de la pandémie).
  8. Corrélation favorable entre les obligations et les actions: si les rendements des marchés des capitaux venaient à s’élever, les places boursières européennes en profiteraient, comme le chapitre suivant l’explique.
2. Vents en poupe et vents contraires: flambée des prix, inflation et leurs bénéficiaires

Après une hausse vertigineuse des prix du fret, des semi-conducteurs ou de certains matériaux de construction, l’augmentation de 400% des prix du gaz et, dans certains cas, de ceux de l’électricité, a récemment agité les marchés, déclenché des achats de panique et causé une certaine inflation en Europe (graphiques 3 et 4). Compréhensible? Peut-être, car les flambées des prix liées à la pandémie en inquiètent plus d’un. C’est ainsi, par exemple, que le coût du transport d’un conteneur de douze mètres de Shanghai à Schangnau (Bern) est passé de 2000 à plus de 12'000 francs suisses1.

Ces flambées des prix ne sont-elles réellement que temporaires? L’avenir nous le dira. Pour ma part, je pense qu’il y a 70% de chance qu’elles soient de l’histoire ancienne dans un an. Voici néanmoins deux réflexions pour les investisseurs à ce sujet.

Premièrement, le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres. Il est certain que la flambée surprenante des prix du gaz est une conséquence inattendue de la transition énergétique soutenue par les responsables politiques. Et ce ne sera pas la dernière. Mais il ne fait aucun doute non plus que cette hausse donne un avantage concurrentiel aux fournisseurs d’énergies renouvelables, dont les actions ont baissé cette année.

Deuxièmement, la «vieille économie» devrait profiter plus que la moyenne d’une progression de l’inflation si celle-ci se concrétisait, contrairement à nos attentes. Supposons, par exemple, qu’un renchérissement de 10% fasse augmenter les coûts salariaux, les matières premières et les prix à la consommation. Quel impact cette évolution aurait-elle sur une entreprise industrielle classique par rapport à une entreprise de logiciels classique?

Cet exemple illustre pourquoi le spectre de l’inflation (que nous n’attendons pas) pourrait même stimuler la «vieille économie» européenne.

3. Redécouverte: tonalités d’automne

Cécile Chaminade (1857 – 1944)

Le ressentez-vous parfois? Toute musique a sa période privilégiée. Les jours ambrés de l’automne arrivant, j’aimerais attirer votre attention sur un chef d’oeuvre de circonstance composé par Cécile Chaminade, une artiste pratiquement tombée dans l’oubli aujourd’hui.

Chaminade a esquissé ses premières compositions à l’âge de huit ans déjà. Un ami de la famille, le grand compositeur français George Bizet, a remarqué cette enfant qu’il appelait «mon petit Mozart».

La jeune musicienne a donné ses premiers concerts à 18 ans, amorçant ainsi une brillante carrière. Mais sa vocation n’était pas du goût de tous. Son père, directeur d’une grande compagnie d’assurance, y était fermement opposé, déclarant que «dans la bourgeoisie, les filles sont destinées à être épouses et mères», comme l’artiste l’écrira plus tard.

Chaminade était très en avance sur son temps à deux égards, à la fois comme musicienne et comme pionnière de l’égalité des sexes, extravertie et soucieuse de son style. Elle a composé quelque 400 œuvres et est devenue une invitée privilégiée de la reine Victoria d’Angleterre, qui la priait régulièrement de séjourner au château de Windsor pour donner des concerts privés. À partir de 1900, elle a fait régulièrement des tournées aux États-Unis, où un public enthousiaste l’adulait et où de nombreux «clubs Chaminade» se sont créés. Elle était incontestablement la compositrice la plus célèbre de son époque. En 1913, elle est devenue la première artiste à recevoir la Légion d’honneur française. Mais l’intérêt porté à ses compositions s’est estompé avec la Première Guerre mondiale. Après le conflit, elle n’a fait de la musique que dans un établissement de convalescence pour soldats sur la Côte d’Azur. Elle est décédée en 1944, seule, désabusée et oubliée, mais elle a légué à la postérité un chef d’œuvre musical que je vous propose de redécouvrir. Il s’agit d’une petite idylle d’automne.

6 Études de concert, op. 35, n° 2, «Automne»

Au faîte de sa carrière, Chaminade a connu beaucoup de succès avec ses pièces de salon pour piano. Mais il arrive fréquemment que ce terme de «pièces de salon» soit mal compris de nos jours, car ses compositions ne semblent jamais prévisibles ni banales. Il suffit d’écouter sa douce idylle d’automne empreinte d’amertume (lien en ligne). Quiconque y prête une oreille attentive constatera à quel point Chaminade a influencé des artistes tels que Francis Poulenc. Peut-être apprécierez-vous l’une de ses oeuvres lors d’un paisible après-midi d’automne?

 

1 Coût du transport de Shanghai à Rotterdam

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