Fortes bourrasques – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Actuellement, les projecteurs sont braqués sur le cas d’Evergrande et le débat entourant la dette américaine.

À peine installé, l’automne agite les bourses et les marchés. Le plus grand promoteur immobilier d’Asie n’honore plus son nom. Sa chute était prévisible, mais des corrections comme celle-ci créent aussi des opportunités. Nous étudions à nouveau les risques singuliers que nous avions déjà abordés il y a quelque temps. Actuellement, les projecteurs sont braqués sur le cas d’Evergrande et le débat entourant la dette américaine. Nous nous penchons également sur les élections fédérales allemandes. Il est fort probable qu’aux effrayantes bourrasques d’Halloween succède, cette fois encore, le traditionnel rallye de Noël.

1. Quelle est la force réelle des bourrasques?

Dans mes lettres d’information du 3 septembre («Bourrasques») et du 10 septembre («Bénéficiaires inattendus»), j’ai évoqué les causes d’éventuelles tempêtes automnales sur les marchés boursiers. Il s’agissait concrètement des conséquences possibles des trois événements suivants: la paralysie du gouvernement américain, l’effondrement du plus grand promoteur immobilier chinois Evergrande (qui croule sous une dette équivalant à 278 milliards de francs suisses) et l’issue des élections fédérales allemandes du 26 septembre.

Parallèlement, le groupe Evergrande (dont le nom paraît paradoxal à présent) semble être si malmené par ses créanciers qu’il ne pourra pas s’en sortir sans l’aide du gouvernement chinois. Il est compréhensible que sa déconfiture ait provoqué des remous sur les marchés boursiers du monde entier. Ceux-ci ont traversé trois semaines éprouvantes ressemblant à une tempête ininterrompue. De nombreux investisseurs ont réagi d’une manière tout aussi forte. Mais au risque de me répéter, je tiens à rappeler les principaux aspects de cette bourrasque:

Les indicateurs techniques se détériorent. La largeur, la profondeur et la dynamique de nombreux marchés boursiers ont rapidement diminué ces trois dernières semaines. N’oublions pas néanmoins que le S&P 500 a doublé entre le 23 mars 2020 et le 16 août 2021, en l’espace de 354 jours de cotation seulement. Il est toutefois peu probable qu’il réitère cet exploit au cours des douze prochains mois. Peut-être ces derniers jours ont-ils rappelé aux investisseurs l’incantation des sorcières de Shakespeare dans Macbeth: «Double, double toil and trouble»… (double, double peine et trouble).

Evergrande: remake chinois de la faillite de LTCM ou de Lehman Brothers? La montagne de dettes accumulées par ce groupe, à savoir 278 milliards de francs suisses, a fait remonter le souvenir angoissant de l’effondrement de Lehman Brothers, lequel a précipité la crise financière mondiale en 2008. Cette inquiétude est-elle justifiée? Je ne le pense pas. Evergrande est trop grand pour être abandonné par l’État chinois. En outre, son maillage international est bien inférieur à ce qu’était celui de Lehman Brothers. Mon collègue John Woods, Chief Investment Officer (Asie), a récemment présenté une analyse détaillée à ce sujet1. Il semble plus judicieux de comparer le cas d’Evergrande avec Long-Term Capital Management (LTCM), Enron ou Wirecard, autant d’implosions massives dont les pierres tombales sont recouvertes depuis longtemps par la mousse de l’histoire.

Sentiment des investisseurs. Le «ratio bull-bear», un indicateur de tendance très surveillé, a basculé tout récemment. L’ambiance de fête a cédé la place à la gueule de bois. Le fait que les «ours» dominent à nouveau les marchés boursiers revêt, a contrario, un caractère «haussier».

Saisonnalité. Septembre et octobre sont généralement des mois moroses en bourse. En revanche, les fortes bourrasques offrent souvent de bonnes opportunités de prendre des positions.

Plafond de la dette américaine. Comme prévu, le ton s’est durci à Washington. Mitch McConnell, le chef des Républicains au Sénat, a déclaré mardi dernier: «Je vais être très clair: les Républicains sont unis dans leur opposition au relèvement du plafond de la dette».2 Et il a ajouté: «Donc, s’ils [les Démocrates] veulent agir sur une base partisane, ils ont la capacité et la responsabilité de s’assurer que le gouvernement fédéral ne fasse pas défaut.» Ce malheureux litige est encore loin d’être réglé.

Géopolitique. En réponse à l’annonce du nouveau pacte de sécurité AUKUS (conclu entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis), Pékin a envoyé dès le lendemain dix avions de chasse en direction de Taïwan. Et ce sont plutôt les épées que les charrues qui se font entendre actuellement aux frontières orientales de l’UE et de l’OTAN. Selon le ministère russe de la défense, les forces armées russes et biélorusses mènent conjointement des «manoeuvres stratégiques»3 avec 200'000 soldats, 80 avions de combat et 760 véhicules militaires.

Hausse des taux d’intérêt? Elle reste improbable. Ce que certains espèrent, d’autres le craignent. Une telle évolution ne serait guère possible sans le soutien apolitique qui a permis en 1979 à Paul Volcker, alors président de la Fed, de changer de cap monétaire. Pourquoi? À cette époque, l’importance du chômage et de l’inflation posait un problème à la société depuis dix ans déjà. L’économie et les marchés boursiers stagnaient. En bref, Volcker n’avait rien à perdre. Et aujourd’hui? La conjoncture se redresse. Les cours boursiers sont proches de leurs plus hauts historiques. Les dettes nationales n’ont jamais été aussi élevées. Et la pandémie n’est pas encore terminée non plus. En résumé: nous avons beaucoup plus à perdre actuellement. Par conséquent, le capital devrait rester longtemps encore la ressource la moins chère sur laquelle les gouvernements, les responsables politiques et les investisseurs peuvent compter pour leurs plans d’investissement.

Synthèse: les effrayantes bourrasques d’Halloween pourraient déboucher sur un rallye de Noël. Restons vigilants.

2. Élection (non) directionnelle en Allemagne

Face à une campagne électorale étonnamment peu contrastée en Allemagne, la Neue Zürcher Zeitung a récemment écrit: «À aucun moment dans l’histoire de la République fédérale les citoyens n’ont eu le choix entre des alternatives aussi peu attrayantes».4 Est-ce vrai? Et est-ce important en fin de compte? Dans les trois villes d’Allemagne où je me suis rendu la semaine dernière, les gens voient naturellement les choses sous un autre angle. Partout, des affiches présentent cette élection comme le choix d’une direction. Certains parlent d’un nouveau départ ou de stagnation, d’autres d’un glissement vers la gauche ou de stabilité. Tout cela ne serait-il que du vacarme électoral? J’ai notamment discuté de cette question avec Joschka Fischer (Les Verts/Alliance 90), ancien vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères allemand (1998 - 2005), mais aussi ex-président du Conseil de l’Union européenne (1999). Voici quelques points évoqués.

Pourquoi l’élection allemande n’est pas directionnelle

À l’instar de la Suisse, l’Allemagne est une république profondément fédéraliste, mais la séparation des pouvoirs trouve ses racines dans les traumatismes qu’elle a connus au fil de son histoire. Ses seize États fédérés ont un pouvoir similaire à celui du gouvernement fédéral à Berlin. Quiconque néglige cet aspect surestime l’importance des élections à venir. Rien que pour cette raison, l’appartenance politique du prochain chancelier ne préjuge pas en soi d’un changement de direction. Premièrement, le bureau du chancelier sur la Spree est loin de conférer autant de pouvoirs exécutifs que l’Élysée au président français ou la Maison blanche au président américain. Deuxièmement et troisièmement, comme l’a souligné Joschka Fischer lors de notre conversation, les Allemands préfèrent être gouvernés par le centre plutôt que par les extrêmes, notamment en raison du cours tragique de leur histoire. Cet élan vers le centre était parfaitement tangible tout au long des trois duels télévisés.

L’Allemagne éprouve toujours des difficultés à assumer ses responsabilités et son rôle souvent mal vus en Europe. Dans une certaine mesure, elle fait figure de puissance leader malgré elle, dont le malaise est imputable à la fois à son histoire et à sa géographie. Au XXe siècle en effet, aucun autre pays n’a causé autant de souffrance ni autant de destructions en Europe et au-delà. Parallèlement, la République fédérale a plus de pays voisins européens que tout autre État de l’UE. À elle seule, cette situation géographique la contraint à adopter une diplomatie qui ne permet pas d’opérer des changements de direction par complaisance.

Dernier point particulièrement important: la formation du gouvernement risque de s’éterniser après les élections législatives. Toutes les prévisions tablent sur des négociations de coalition ardues. Certains suggèrent même qu’Angela Merkel pourrait encore prononcer le prochain discours de Noël en tant que chancelière fédérale.

Nous voyons donc que l’aphorisme de Jean-Jacques Rousseau «L’homme est né libre et partout il est dans les fers» s’applique également à l’Allemagne. Il est par conséquent peu probable que la soirée électorale de dimanche secoue les marchés boursiers.

Pourquoi il s’agit quand même d’une élection directionnelle

Néanmoins, au-delà de toute rhétorique partisane, il existe sans aucun doute de bonnes raisons de parler d’une élection directionnelle. Car une chose est certaine: le prochain gouvernement fédéral sera confronté à de grands défis, et sa législature risque d’être laborieuse.

Par le passé, l’Allemagne a souvent été critiquée pour sa politique d’austérité. Mais le nouveau gouvernement ne pourra pas éviter de se pencher sur des sujets épineux tels que le frein à l’endettement, l’union budgétaire ou encore l’équité fiscale. L’adhésion aux critères de Maastricht en matière de politique budgétaire serait qualifiée de déconnexion de la réalité après la pandémie. Mais l’assouplissement prévu de cette politique budgétaire pourrait aussi entraîner involontairement dans son sillage d’autres États de l’UEM désireux de contourner les règles strictes de l’UE. C’est en ce sens que l’élection représente un choix de direction, notamment parce qu’elle aura des répercussions bien au-delà des frontières du pays.

Les élections législatives allemandes vont certainement donner une orientation pour la Suisse. En effet, comme Berne a décidé de rejeter l’accord-cadre proposé par l’UE, la Confédération dépend plus que jamais de bonnes relations avec son principal partenaire commercial, l’Allemagne.

Nous ne pourrons observer qu’a posteriori si le diktat d’une élection directionnelle était pertinent. Aujourd’hui néanmoins, il semble évident que l’avenir ne sera pas facile.

Les années de «vaches grasses» sont révolues

Quiconque dresse le bilan du mandat d’Angela Merkel constatera qu’il s’agissait globalement d’une période économiquement favorable. En particulier pour l’Allemagne elle-même. Mais le pays a-t-il ainsi hypothéqué une partie de son avenir? C’est possible. Examinons quels ont été les facteurs de soutien ces dernières années:

  • L’économie mondiale a tiré profit de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce ainsi que de la fin inespérée d’une guerre froide de quarante ans. Aujourd’hui, on n’attend pas d’impulsions comparables.
  • Grâce à ses exportations d’automobiles et de machines, l’Allemagne a compté parmi les principaux bénéficiaires du miracle économique chinois. Là encore, il est peu probable qu’un tel phénomène se reproduise.
  • Les marchés des capitaux ont prospéré, notamment grâce à la baisse mondiale des taux d’intérêt et des rendements, une évolution qui ne devrait pas se répéter elle non plus.
  • La vigueur des marchés boursiers a occulté les déficits structurels de la prévoyance vieillesse. Le conflit intergénérationnel en découlant n’a été que différé et les gouvernements futurs devront le résoudre.
  • La crise de la zone euro s’est révélée plus bénéfique que nuisible pour l’économie allemande. Alors que la confiance internationale dans la zone euro en a pâti, l’Allemagne a tiré profit de la sous-évaluation de la monnaie unique pendant bien des années.
  • Avec sa politique monétaire du «whatever it takes» (quoi qu’il en coûte), la Banque centrale européenne a introduit un médicament qui a agi à la fois comme un poison et un remède. En effet, si elle a préservé la Grèce, l’Italie et donc l’ensemble de l’union monétaire de la tempête des marchés des capitaux, elle a déclenché une dynamique d’endettement qui limitera, à l’avenir, la marge de manoeuvre politique.
  • En outre, l’économie allemande a relativement bien surmonté les défis de la géopolitique, la pandémie et le Brexit. Désormais, ce sont surtout les questions de politique climatique qui compliqueront fortement la géopolitique.

Que l’Allemagne ait été chanceuse ou plutôt avisée jusqu’à présent, un regard sur l’avenir laisse penser qu’il faut désormais s’attendre à des années de «vaches maigres».

Des temps difficiles en perspective

Étudions, à titre d'exemple, trois grands défis auxquels le prochain gouvernement allemand devra faire face:

  1. La transformation écologique de l’économie: il s’agit sans aucun doute du plus grand défi de politique économique de l’histoire de la République fédérale. La coordination transfrontalière, sous de multiples formes, des parties prenantes, des réglementations, des mesures incitatives et de régulation est une tâche titanesque. En outre, l’Allemagne ne peut défendre efficacement ses intérêts à travers le monde que dans le cadre de l’Union européenne. Ce n’est pas l’appartenance à un parti qui sera déterminante, mais une grande habileté à la fois technique et diplomatique.
  2. La transformation technologique de l’économie est une autre tâche qui incombe aux générations futures. L’Allemagne n’a pas pris le train de la numérisation à temps. Conjointement avec l’Europe, elle doit maintenant rattraper son retard le plus rapidement possible, une entreprise réalisable mais qui exige un type de leadership dans lequel les États-Unis se distinguent souvent alors que l’UE et l’Allemagne y excellent trop rarement. Cette dernière est néanmoins bien armée pour relever le défi du changement climatique. Elle possède en effet quelques-uns des leaders du marché mondial, souvent des «champions cachés», qui peuvent jouer un rôle de premier plan dans la future modernisation des infrastructures destinées à l’énergie, l’eau, la mobilité et la communication.
  3. La géopolitique dans un monde en mutation. Alors que le gouvernement Merkel préférait se tenir à l’écart de la géopolitique, la nouvelle coalition ne pourra dorénavant plus se dérober. Si l’Allemagne veut défendre ses intérêts dans le monde avec plus de vigueur à l’avenir (et les priorités politiques l’y obligent), elle devra aussi assumer davantage de responsabilités au sein de l’UE. Mais elle ne l’a jamais fait jusqu'à présent.
    S’agissant de l’ambition de l’Europe de diffuser ses valeurs dans le monde, son plus grand atout est son poids économique. Sur le plan militaire, le vieux continent est toujours dépendant des États-Unis et a peu à offrir aux autres pays et régions.
3. Implications pour les investisseurs

Il est peu probable qu’Evergrande devienne le «Lehman Brothers» de la Chine, que les États-Unis ne règlent pas à la dernière minute leur litige autour du financement du budget et que les élections législatives allemandes fassent des vagues sur les marchés boursiers. Mais les tempêtes automnales actuelles pourraient bien déraciner quelques arbres de plus avant d’ouvrir la voie à des opportunités de positionnement, voire peut-être à un rallye de fin d’année. Ce dernier est néanmoins envisageable, car les fondamentaux requis pour la poursuite de la reprise économique et de la hausse des marchés boursiers sont intacts. La conjoncture se redresse, la pénurie de placements est grande et les banques centrales ne fermeront pas de sitôt le robinet monétaire.

Nous pensons que les placements thématiques en particulier offrent des opportunités de rendement, par exemple dans le cas des entreprises qui sont actives dans la transition énergétique, la numérisation des soins de santé, le renouvellement des infrastructures ou qui contribuent à façonner l’évolution des technologies, de la démographie et des modes de vie. Dans le cadre de ces méga-tendances, on observe l’émergence et la croissance de potentiels entrepreneuriaux dans les affaires et l’innovation à l’échelle internationale, indépendamment des bourrasques actuelles. Ces évolutions favorables aux placements thématiques devraient se concrétiser aussi bien en Chine et en Asie que dans le reste du monde.

 

1 Si vous vous intéressez à des études du Credit Suisse comme celle-ci, veuillez vous adresser à votre conseiller.

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