Le rythme et la bourse – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Actuellement, nous observons déjà le réveil printanier de l’économie sur les places boursières. Y aurait-il donc des signes d’un retour à un rythme plus sain?

Bien des choses au cours d’une vie connaissent un rythme naturel; l’économie et les marchés n’échappent pas à la règle. Mais parfois, ce rythme devient incontrôlable, comme nous l’avons constaté cette année. Actuellement, nous observons déjà le réveil printanier de l’économie sur les places boursières. Y aurait-il donc des signes d’un retour à un rythme plus sain? À l’occasion de sa dernière réunion de 2020, le Comité de placement du Credit Suisse a dressé un bilan provisoire de l’année. En dépit des nombreux défis, nous envisageons l’avenir avec confiance, car notre processus a fait ses preuves, ses performances étant éloquentes. Et il sera payant en 2021 également. En conclusion, je recommande trois chefs d’oeuvre-classiques dont le rythme donne le ton pour ainsi dire.

1. Harmonie: Mister Chance et l’éveil du printemps

«Le printemps est propice à la croissance», c’est l’une des grandes citations de Mister Chance, alias Peter Sellers, dans son avant-dernier rôle au cinéma, qui incarne un jardinier naïf et introverti dans la comédie primée «Bienvenue Mister Chance» («Being there», 1979). Suite à une série de malentendus, cet homme simple est considéré comme un génie de l’économie. Il est même présenté au président des États-Unis qui, croyant avoir affaire à un économiste de premier plan, lui demande de le conseiller alors qu’il fait face à une profonde crise économique.

Mister Chance, qui ne comprend à aucun moment l’intérêt soudain porté à sa personne ni les malentendus qui en sont à l’origine, répond distraitement par une métaphore botanique: «Dans un jardin, la nature suit son rythme. Il y a le printemps et l’été, suivis par l’automne et l’hiver. Et puis à nouveau le printemps et l’été. Et le printemps est propice à la croissance. Tant que vous ne blessez pas les racines, tout ira bien. Tant que vous ne blessez pas les racines, tout se redressera.»

Le président américain est très impressionné. C’est la première fois, souligne-t-il à plusieurs reprises, qu’il rencontre un économiste s’exprimant avec clarté et assurance. Il trouve que la métaphore du rythme de la nature, de la société et de l’économie est excellente et tout à fait éloquente, sans mentionner le fait qu’elle nourrit l’optimisme, un facteur si important dans la période de crise traversée. Et il élève d’emblée le simple jardinier à la fonction de premier conseiller économique.

Bien entendu, il y a un mélange de sagesse et de réalité dans la métaphore du rythme de toutes choses. Dans l’hémisphère nord en effet, la douceur du printemps stimule l’économie chaque année. Cela sera probablement vrai à double titre en 2021, étant donné la pandémie actuelle. La distanciation sociale et le travail à l’extérieur seront facilités par la montée du mercure. En outre, les nouveaux vaccins devraient eux aussi contribuer au redressement général de la conjoncture.

Les places boursières anticipent déjà cet éveil printanier de l’économie, surtout les marchés chinois et nord-asiatiques, que nous privilégions. Même les chiffres du tourisme repartent à la hausse, ce qui donne à réfléchir et permet d’espérer. Jin Jiang International, la plus grande chaîne hôtelière chinoise et le numéro deux mondial en termes de capacité, a fait état d’un taux d’occupation de 74% au troisième trimestre déjà, un chiffre plus de deux fois supérieur à celui de son plus grand concurrent mondial, Marriott International, selon The Economist. Sa capitalisation boursière a augmenté de 75% cette année, pour atteindre l’équivalent de près de six milliards de francs suisses. Ainsi, Jin Jiang surpasse même des concurrents asiatiques plus connus tels que Mandarin Oriental ou Shangri-La.

L’exemple de l’Asie suggère que la vie va probablement se «normaliser» également sous nos latitudes au printemps 2021 et que de nombreux secteurs devraient se redresser. Mais cette nouvelle normalité divergera de ce que nous connaissions avant la crise: elle sera plus numérique, par exemple. Les mesures de relance monétaire et budgétaire prises à l’échelle mondiale ainsi que le niveau d’épargne record dans le secteur privé laissent penser que la demande finale soutiendra l’économie l’année prochaine.

2. Rythmes: les hauts et les bas des cours

Certains rythmes s’observent aussi sur les marchés boursiers, rétrospectivement du moins. Bien sûr, ils ne sont pas prévisibles comme les saisons, mais les investisseurs devraient connaître les schémas qu’ils suivent. À cet égard, un regard sur les cours et les gains du S&P 500 depuis 1934 (voir le graphique 1) permet de faire quatre constats d’ordre général.

  1. Les hausses et les baisses se succèdent également sur les marchés boursiers. C’est pourquoi la patience est indissociable de l’activité de placement. Mais ces fluctuations ne sont pas symétriques. Les mouvements ascendants sont généralement longs et jalonnés de petites étapes, tandis que les mouvements descendants peuvent frapper comme la foudre.
  2. Les cours des actions évoluent en fonction des bénéfices des entreprises. Et comme l’innovation et la croissance sont inhérentes à la nature humaine, elles ont toutes deux tendance à progresser sur le long terme. Mais il n’y a pas de règle sans exception. La stagnation décennale du S&P 500 entre 1965 et 1975, par exemple, illustre le fait qu’il n’y a aucune certitude sur les marchés boursiers.
  3. Les bénéfices fluctuent généralement plus que les cours des actions, car ces derniers anticipent l’avenir et ont donc un effet «lisseur» sur les séries chronologiques.
  4. Depuis le début des années 1990, les récessions se sont faites plus rares et plus courtes aux États-Unis, et en Europe également. Ce phénomène s’explique par l’influence croissante exercée par la politique monétaire, le grand stabilisateur de notre époque. Et il est probable qu’elle le restera dans un avenir prévisible.

Il convient également de rappeler que sur la scène des bourses mondiales, les «premiers violons» semblent changer à intervalles plus rapprochés. Nous en avons déjà parlé. C’est sans conteste le Japon qui les a joués dans les années 1980, remplacé ensuite par l’Europe dans les années 1990, puis par les BRIC. Depuis 2009, c’est Wall Street qui, indéniablement, joue les premiers violons.

Étant donné la rotation à long terme du leadership du marché, il n’est pas garanti que la bourse américaine conservera durablement sa place prépondérante. Pour que l’étoile d’un marché monte, il est judicieux que les attentes des investisseurs à son égard soient relativement faibles. Or, ce facteur tend actuellement à favoriser les places boursières d’Asie du Nord et même d’Europe.

3. Tour d’horizon du comité de placement du Credit Suisse

La dernière réunion du comité de placement de cette année a fourni une occasion bienvenue de dresser une rétrospective. Que pouvons-nous apprendre de 2020? Qu’est-ce qui s’est bien passé, qu’aurions-nous dû mieux faire?

Nous avons eu la confirmation du bien-fondé de nos principes de gestion de fortune, notamment du fait qu’un bon processus est particulièrement utile lorsque le monde perd le rythme, surtout lorsqu’il exige du calme, de la diversification et de la rigueur. Nous avons également vu à quel point les marchés financiers étaient efficaces et pourquoi, à terme, la durée des investissements était plus importante que le timing. Les marchés ont anticipé les mesures de confinement avant même qu’elles ne soient annoncées, de même que la reprise alors que nous nous trouvions au plus fort de la crise. En cette heure sombre du mois de mars, nous avons compris le sens profond de la lapalissade selon laquelle les marchés haussiers s’amorcent en période de récession. Autrement dit, il est souvent judicieux d’aller à l’encontre du consensus dans des situations de marché extrêmes. Plus tard, au cours du second semestre, nous avons vu pourquoi les investisseurs performants laissaient «travailler pour eux» leurs titres gagnants. Jusqu’à présent, la reprise des marchés financiers a fait preuve d’une étonnante résistance, récompensant ceux qui se sont montrés patients. Enfin, nous avons appris que les investisseurs du monde entier accorderaient une importance plus grande que jamais au concept de durabilité dans l’économie d’après-crise. Autant de précieuses leçons tirées d’une année sans précédent.

Nous envisageons l’avenir avec confiance, surtout le long terme. La reprise des marchés financiers mondiaux devrait se poursuivre, les taux d’intérêt rester bas et les pays maîtriser la pandémie. Ce qui nous préoccupe en revanche, c’est le consensus croissant entre les acteurs du marché. La vie nous enseigne que les choses évoluent différemment de ce que pensons. En d’autres termes, notre confiance pour 2021 repose moins sur des prévisions individuelles que sur l’expérience selon laquelle nos processus, nos équipes et nos principes seront en mesure de protéger et d’accroître les actifs l’année prochaine.

4. Point d’orgue: trois chefs-d’oeuvre classiques pour le week-end

Aujourd’hui, je voudrais vous recommander trois chefs-d’oeuvre classiques pleins de rythme. Soit dit en passant, je trouve que ce dernier est un point souvent sous-estimé dans les cours de musique. Notre calendrier de l’Avent familial comportait cette semaine trois morceaux choisis qui pourraient apprendre encore beaucoup de choses aux DJ actuels en matière de rythme et de cadence.

«Fandango» d’Antonio Soler (1729 – 1783)

J’aime que la musique soit si entraînante que personne ne puisse s’empêcher de battre la cadence. Fandango y parvient à merveille dans une brillante féerie de rythmes et d’innovations capricieuses. Nous devons ce morceau au compositeur espagnol Padre Antonio Soler, élève de Domenico Scarlatti. Soler a officié toute sa vie comme organiste dans le magnifique monastère hiéronymite de l’Escurial, un splendide bâtiment de la Renaissance, qui est maintenant placé sous la protection du patrimoine mondial de l’UNESCO. En outre, il a enseigné le clavecin à l’Infant d’Espagne et a répandu des idées révolutionnaires en matière d’harmonie qui ont suscité un vif débat à travers toute l’Europe.

Fandango, son plus grand succès, a été souvent adapté mais, à ma connaissance, il est resté inégalé. Faithless, le groupe techno londonien dont j’ai récemment recommandé le dernier album, considère la danse chantante de Fandango comme un modèle.

ZZ Top, le trio texan de blues rock célèbre pour ses longues barbes, a consacré à ce genre son premier album à succès «Fandango!» en 1975.

Casanova (1725 - 1798), contemporain de Soler et spécialiste de la séduction, a écrit après une représentation de Fandango: «Vers minuit, j’ai assisté à un délicieux spectacle où, au son de la musique et des battements de mains, les couples ont exécuté la danse la plus extraordinaire qui soit. C’était le célèbre Fandango. Je ne l’avais vu sur scène qu’en Italie et en France, mais les danseurs s’étaient alors bien gardés d’exécuter les mouvements qui font de cette danse la plus séduisante et la plus lascive du monde.

Il est impossible de la décrire; l’homme et la femme qui composent chaque couple exécutent seulement trois pas et jouent des castagnettes au son de la musique, mais ils prennent mille positions et font des mouvements d’une sensualité incomparable.»

Qui sait: un coeur très mondain battait peut-être dans la poitrine d’Antonio Soler, ce compositeur ecclésiastique? Écoutez par vous-même! Soit la version pour clavecin et percussions, soit l’enregistrement amateur d’un flash mob Fandango sur une petite place de Rio de Janeiro en 2016.

«Music for Pieces of Wood», Steve Reich (*1936)

Dans cet exemple de musique minimaliste vraiment enthousiasmant, le titre dit tout. Il s’agit d’une pièce pour claves, des morceaux de bois comme on pourrait en trouver dans n’importe quelle caisse de jouets d’enfant. Et c’est précisément là que réside l’idée de Reich. Lorsqu’il a réalisé cette composition en 1973, ce grand pionnier de la musique minimaliste a voulu utiliser les instruments les plus élémentaires possibles. Il a sélectionné des claves en fonction de leur timbre, c’est-à-dire de la hauteur des sons qu’elles produisent. Ce qui est grandiose dans cette pièce, c’est bien sûr le rythme, qui suit de simples schémas mathématiques, les «phases». Le même motif rythmique est répété par sections décalées, sa longueur diminuant constamment: le premier motif dure six temps, le deuxième quatre temps et le troisième trois temps, et ainsi de suite jusqu’à ce que le morceau semble expirer de lui-même.

Mais que vous reconnaissiez le schéma mathématique ou non, la raison pour laquelle vous devriez écouter ce morceau, c’est son côté électrisant. Prenez l’excellent enregistrement de l’ensemble de percussions de l’Orchestre symphonique de Londres1 ou regardez la performance en ligne.

«Musica ricercata, n° 7 en si bémol majeur», György Ligeti (1923 – 2006)

Dans ma jeunesse, les compositions de Ligeti qui m’ont tout d’abord fasciné ont été ses musiques de film pour «2001: L’Odyssée de l’espace» (1968) et «Shining» (1980) de Stanley Kubrick. Ligeti est certainement l’un des compositeurs les plus dynamiques de l’avant-garde de l’après-guerre. Il a lui-même déclaré à propos de ses oeuvres: «L’une de mes intentions est de créer un espace musical illusoire dans lequel ce qui était initialement mouvement et temps est présenté comme immobile et intemporel».

Et c’est ce qui transparaît de manière manifeste dans son petit récital de piano «Musica ricercata, n° 7 en si bémol majeur». Il me fait penser à une radiographie musicale de notre mode de vie agité, ou plutôt de notre monde trépidant, impitoyable et pourtant si fragile. Le compositeur britannique Thomas Adès l’a même comparé à «la mort de l’univers par la chaleur». Je n’irais pas aussi loin. En tout cas, cette oeuvre a également inspiré la chanson instrumentale «On the Run» des Pink Floyd. C’est un morceau à la surface duquel le soleil brille tandis que le tonnerre gronde dans les profondeurs. Ne l’avons-nous pas déjà expérimenté parfois? Chez Ligeti, la main droite joue des sons doux et gais qui dominent la mélodie, tandis que la main gauche, agitée, ne cesse de marteler, comme si nous étions nerveux, impatients, pressés de changer d’endroit.

C’est cette interaction entre les deux mains qui rend ce morceau si incroyablement vivifiant. Il suffit de l’écouter! L’idéal serait sur un CD, mais on peut également s’en faire une idée avec ce lien en ligne.

 

1 Steve Reich, 2016, LSO Percussion Ensemble - Sextet | Clapping Music | Music For Pieces Of Wood

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