Des changements de direction majeurs – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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2020 est une année marquée par des changements à multiples facettes dans la société, la technologie, l’environnement, la politique et l’économie.

Les marchés boursiers, qui sont de grands sismographes, reflètent cette évolution. Par nature, beaucoup de choses sont incertaines dans l’histoire, mais bien des facteurs qui s’accentuent actuellement incitent à prendre des décisions ou induisent des revirements de tendance. Le moment est donc parfaitement approprié pour aborder notre allocation stratégique des actifs à long terme. Elle a été le principal sujet de discussion lors de la dernière réunion du Comité de placement du Credit Suisse, lequel a pris des décisions stratégiques.

1. Facteur fondamental: la façon dont le monde tourne

La profonde transformation globale de la vie observée à de nombreux niveaux est un processus complexe à multiples facettes. Nous assistons en quelque sorte à l’émergence spontanée d’un nouvel ordre mondial.

Pour ce qui est de l’avenir, nous ne pouvons souvent que conjecturer ce changement dans les limites de nos connaissances, de notre expérience et de notre imagination, voire le modéliser au moyen de scénarios. A posteriori, le cours de l’histoire apparaît généralement de manière plus nette qu’il ne l’était dans les faits. Quoi qu’il en soit, les changements de cette année ont une grande portée à bien des égards, et ils posent des défis accrus à un bon processus de placement.

L’Asie du Nord affiche une évolution particulièrement prometteuse, car elle devance le reste du monde sur les plans épidémiologique et économique. Elle a géré la pandémie de manière plus expérimentée, elle est aujourd’hui technologiquement mieux interconnectée que la plupart des pays, elle affiche une plus grande homogénéité sociale et tire profit de son gigantesque marché intérieur.

En termes de politique monétaire, le monde entier est pour ainsi dire dans le même bateau. En effet, tous les pays ont mis en place des plans de sauvetage budgétaire avec l’aide de leurs banques centrales. Les citoyens et les marchés ressentiront les conséquences de cette nouvelle ère monétaire pendant plusieurs années encore. Les taux d’intérêt resteront bas longtemps, et comme les liquidités accumulées devront trouver en urgence des solutions de placement, elles afflueront sur les marchés financiers.

Les places boursières en seront tout naturellement les grandes bénéficiaires. Cette évolution obéira, au sens figuré, aux lois de la thermodynamique.

Sur le plan géopolitique, l’élection du nouveau président américain pourrait faire baisser le ton diplomatique, voire pacifier un peu le monde. Mais dans les faits, la montée du régionalisme aux dépens du multilatéralisme est bien avancée et désormais très probablement inévitable. En tout état de cause, la réputation des institutions multilatérales est ternie.

Le réchauffement planétaire est indéniable, et la volonté politique d’opérer un revirement de tendance se renforce. D’une part, des événements climatiques tels que les incendies de forêt ou inondations aux proportions gigantesques et la charge croissante pesant sur l’environnement rappellent qu’il est urgent d’agir. D’autre part, l’atténuation du changement climatique représente de plus en plus un avantage économique de localisation. Tout cette évolution est déjà visible, notamment sur les marchés boursiers, où les titres des entreprises soucieuses de durabilité s’envolent tandis que ceux des sociétés aux activités néfastes pour l’environnement se retrouvent plombés.

D’un point de vue social, la numérisation quasi généralisée du quotidien (notamment avec l’Internet des objets, les villes et les infrastructures intelligentes ou encore les contacts sociaux virtuels) constitue une mégatendance qui est à l’origine de nombreux bouleversements. Comme toute tendance, celle-ci est multiforme, créant un jeu d’ombres et de lumières, induisant des contradictions et suscitant même des mouvements inverses.

Au vu de ce contexte, nous avons discuté d’un sujet crucial lors de la dernière réunion du Comité de placement, à savoir notre stratégie d’investissement. Nous avons remis toutes nos hypothèses en question et examiné chaque détail à la loupe, puis apporté d’importants changements à notre allocation stratégique des actifs (SAA). Ces décisions ont une grande portée car, à l’instar d’une boussole, la SAA nous sert à garder le cap en matière de placements, même dans la tempête.

Il faut en effet souligner que nous nous trouvons très probablement encore au début d’une longue reprise des marchés financiers, mais que les gagnants et les perdants de la prochaine décennie ne seront certainement par les mêmes que ceux de la dernière. Même si j’ai déjà parlé de tels revirements dans les lettres d’information antérieures, je tiens à approfondir un sujet essentiel: les opportunités de placement en Asie du Nord, car je constate sans cesse que la plupart des investisseurs suisses ne possèdent des titres de cette région qu’en doses homéopathiques dans leurs portefeuilles.

2. Phénomène sous-estimé: le gagnant est… l’Asie du Nord

Les places boursières d’Asie du Nord sont les grandes gagnantes de l’année 2020. Autre facteur d’importance, elles se redressent de plus en plus vite. Le MSCI Asie-Pacifique, le MSCI Chine et les indices locaux de Chine, de Taïwan et de Corée du Sud ont atteint de nouveaux sommets cette semaine. Néanmoins, et c’est un avantage en leur faveur, leurs valorisations sont toujours inférieures à celles des marchés développés.

De nombreux facteurs laissent penser que leur tendance haussière va se poursuivre: la croissance impressionnante des bénéfices, la bonne gouvernance des sociétés privées, les rendements comparativement élevés des marchés des capitaux, l’endettement relativement faible des entreprises, l’essor économique de cette région très peuplée, sa compétitivité et la faible exposition des investisseurs internationaux à ces marchés, dont le poids ne fera que croître dans le MSCI Monde au cours des prochaines années. En outre, il convient de préciser que les investisseurs suisses détiennent en moyenne trop peu d’actions de cette région, laquelle ressemble à une grande vague qui soulèvera de nombreux bateaux. Je voudrais attirer ici votre attention sur quelques aspects importants.1

La Chine et les États-Unis entament un nouveau chapitre

Alors que les États-Unis amorcent une nouvelle période législative qui s’annonce d’ores et déjà spectaculaire, la Chine lance en toute tranquillité son non moins important plan quinquennal qui, derrière le titre plutôt flou de «double circulation», cache une idée simple: Pékin entend aider davantage l’immense marché intérieur chinois à réduire sa dépendance vis-à-vis de technologies clés dans des domaines tels que les semi-conducteurs, le secteur pharmaceutique et l’énergie (énergies renouvelables) tout en intensifiant encore les relations économiques avec le monde.

La désignation sibylline du nouveau plan quinquennal remonte à l’ancien conseiller économique chinois Wang Jian, qui a été à l’origine, en 1988, du concept de «circulation internationale» grâce auquel il a axé avec succès la politique économique de son pays sur les exportations. Mais ce modèle a connu son heure de gloire il y a longtemps déjà, car il s’est conformé sans bruit inutile au proverbe chinois «Ferme ta bouche plutôt que tes yeux». C’est ainsi que la part des exportations dans la performance économique du pays a été divisée par deux, passant de 36% en 2006 à 18% actuellement. Parallèlement, l’Empire du Milieu a renforcé sa position en tant que moteur de la croissance mondiale.

Aujourd’hui, il ne se concentre pas seulement sur les objectifs quantitatifs. Pour la première fois, son plan quinquennal ne comporte pas d’objectifs de croissance explicites, mais il insiste à plusieurs reprises sur le développement durable et ne cache nullement les ambitions politiques de la Chine dans le monde2. Dans son discours d’ouverture du récent salon des importations «China International Import Expo» à Shanghai, le président Xi Jinping a souligné que son pays continuerait à accorder à l’avenir une priorité stratégique aux relations commerciales3. Néanmoins, pour promouvoir son développement durable, la Chine veut naturellement réduire considérablement sa dépendance vis-à-vis des pays étrangers dans des domaines clés. Par exemple, comme elle ne produit actuellement que 30% de ses semi-conducteurs, elle entend plus que doubler ce chiffre au cours des cinq prochaines années. Dans des secteurs stratégiquement importants tels que les technologies de l’information, les services financiers et les technologies des énergies renouvelables, Pékin offre aux investisseurs nationaux et étrangers des conditions fiscales attrayantes et d’autres avantages. Le président chinois a laissé entendre qu’il serait tout à fait possible de «doubler» la performance économique de son pays «d’ici à 2035», ce qui correspondrait à un taux de croissance moyen de 4,7% par an.

Marchés boursiers en hausse

Il n’est pas surprenant que les marchés boursiers d’Asie du Nord, c’est-à-dire de Chine, de Taïwan et de Corée du Sud, aient été eux aussi propulsés à la hausse cette semaine, et ils revêtent toujours un potentiel supérieur à la moyenne, un phénomène qui s’explique évidemment en premier lieu par leurs bonnes perspectives économiques, même si les élections américaines y ont également contribué. En effet, leur bonne étoile brillera davantage si les importants paquets de relance budgétaire prévus par le futur président américain, Joe Biden, sont bloqués par l’absence de consensus (gridlock) entre la Chambre des représentants et le Sénat.

À noter également que les investisseurs internationaux ont retiré l’équivalent de quelque 40 milliards de francs suisses des bourses d’Asie du Nord cette année, probablement en raison de la guerre commerciale, de la pandémie et d’une aversion croissante au risque. Jusqu’à présent, ce sont les investisseurs asiatiques qui ont été les principaux bénéficiaires de la hausse de ces marchés. Mais les capitaux sont mobiles, et nous pensons qu’en 2021, ils afflueront massivement sur les marchés de Chine et de Hong Kong, où les introductions en bourse seront certainement nombreuses. On devrait d’ailleurs compter parmi ces dernières celle de la société affiliée d’Alibaba, Ant Financial, une méga-opération qui vient d’être reportée. D’un point de vue stratégique en effet, la Chine a tout intérêt à se montrer attractive pour les investisseurs internationaux.

Et la transformation actuelle de son économie exigera un afflux massif de capitaux ainsi qu’un alignement des normes de gouvernance et de comptabilité sur celles de l’Occident, comme cela s’est déjà produit à Hong Kong, à Taïwan et en Corée du Sud. En résumé, bon nombre de raisons laissent penser que la hausse des places boursières d’Asie du Nord va se poursuivre. Voici six d’entre elles:

1. L’économie et les places boursières d’Asie du Nord ont évolué. Alors qu’elles étaient autrefois fortement influencées par les cours des matières premières, la répartition sectorielle y est aujourd’hui comparable à celle du S&P 500 américain. C’est précisément ce qui distingue la croissance des bénéfices des entreprises de la République populaire cette année. En effet, comme la société chinoise a découvert un mode de vie façonné par la consommation, les marques et la numérisation, les entreprises du pays répondent à ces bes oins avec le même professionnalisme et la même rentabilité que les «cinq fantastiques» américains.

Le graphique 1 met en évidence le poids important des technolog ies de l’information sur les places boursière de Chine et de Taïwan.

2. Comme la pandémie est sous contrôle en Asie du Nord, l’économie a pu s’y redresser plus rapidement et avec plus de succès que dans le reste du monde (voir les graphiques 2 et 3).

3. Bien que la Corée du Sud et Taïwan soient des petits pays, leurs plus grandes entreprises desservent des marchés gigantesques et tirent profit de la demande mondiale de semi-conducteurs et de matériel connexe.

4. Si le ton diplomatique baisse dans les relations sino-américaines et que celles-ci deviennent plus aisément prévisibles, la propension au risque pourrait augmenter, ce qui permettrait aux actions chinoises à faible valorisation de se redresser (voir le graphique 4).

5. Un éventuel affaiblissement du billet vert renforcerait l’économie et le commerce de l’Asie du Nord tout en réduisant les dettes des entreprises, dont la plupart sont libellées en dollars américains.

6. Par divers signaux éloquents, le gouvernement chinois a clairement manifesté son intérêt politique à favoriser la solidité de sa monnaie et la h ausse de ses marchés boursiers. Or, on a observé par le passé qu’il était judicieux de savoir décrypter ces signaux correctement.

3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Cette semaine, nous avons remanié principalement certains domaines de notre allocation stratégique des actifs (SAA), une véritable boussole que le Comité de placement du Credit Suisse passe en revue une fois par an et qu’il utilise pour déterminer ses sous- et surpondérations tactiques. Nous pensons que ces mesures nous permettront d’améliorer nos perspectives de rendement ainsi que la diversification de l’ensemble des portefeuilles en 2021.

Parallèlement, dans le cadre de notre allocation tactique des actifs, nous relevons à un niveau attractif, c’est-à-dire au niveau «surpondération», les actions et les monnaies des pays émergents. La forte croissance observée en Asie, en particulier en Chine, et le nouvel affaiblissement très probable du dollar américain devraient stimuler les marchés émergents ces prochains mois.

 

1 Les points forts de la dernière Credit Suisse China Investment Conference offrent également des perspectives intéressantes.
2 CGTN: Guide to China›s dual circulation economy (guide du concept économique chinois de double circulation)
3 CIIE: Keynote speech by President Xi Jinping at opening ceremony of 3rd China International Import Expo (discours du président Xi Jinping lors de la cérémonie d’ouverture du 3e salon international des importations en Chine)

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